Chroniques de l’urgence

Intentionnalité

d'Lëtzebuerger Land vom 28.03.2025

Il faut reconnaître à l’administration Trump un art consommé de l’occupation tous azimuts du « news cycle ». Une bourde spectaculaire chasse l’ultime méchanceté gratuite, le tout saupoudré des élucubrations ultradroitières d’un Elon Musk en roue libre et des applaudissements béats d’une cour MAGA en pâmoison. Cet ouragan de contre-vérités et d’actes anticonstitutionnels, plus ou moins aimablement relayé par les médias et amplifié sur les réseaux sociaux, peut facilement donner le vertige et détourner le regard du fond de l’affaire. Car ce dont il s’agit, ne l’oublions pas, c’est la perpétuation, quel qu’en soit le prix, d’un mode d’organisation sociale fondé sur le crédo d’une croissance infinie et, surtout, de l’utilisation effrénée et ad vitam aeternam des énergies fossiles. C’est pourquoi il vaut la peine de prendre un peu de recul pour se remémorer que les politiques poursuivies aujourd’hui par les États-Unis relèvent sans l’ombre d’un doute du crime contre le climat et l’environnement, autrement dit de l’écocide.

Le concept d’écocide n’est pas une invention de ces dernières années : il a été débattu dès les années 1940 dans des instances internationales, en vue de l’inclure dans le Code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité. Certes, à l’époque, il ne portait pas sur le changement climatique, mais sur la destruction ou l’endommagement irrémédiable d’écosystèmes par l’homme, qu’il soit intentionnel ou non : marées noires, déforestation, asséchement de la mer d’Aral… Dans les années 70, l’utilisation à grande échelle de défoliants par l’armée américaine au Vietnam (« agent orange ») a relancé le débat, avec cette fois une emphase sur l’intentionnalité. C’est dans ce contexte que le terme lui-même a été utilisé pour la première fois, par le biologiste Arthur Galston qui l’a défini comme « la destruction intentionnelle et permanente de l’environnement dans lequel un peuple peut vivre de la façon qu’il a choisie ». Galston estimait que l’écocide devait être considéré comme un crime contre l’humanité. Il n’a cependant pas été retenu dans le Statut de Rome, traité adopté en 1998 qui a créé la Cour pénale internationale.

Depuis, des progrès considérables ont été accomplis pour criminaliser les atteintes graves à l’environnement, grâce notamment au mouvement « Eradicating ecocide » créé par l’avocate Polly Higgins. Les discussions juridiques étant souvent arides et ignorées par les médias, l’opinion n’en a pas nécessairement conscience. Ainsi, un des aboutissements d’une initiative citoyenne européenne en 2013 en faveur de l’adoption d’une directive criminalisant l’écocide a été une directive approuvée par le Conseil et le Parlement de l’UE le 13 mars 2024 « relative à la protection de l’environnement par le droit pénal ». Il s’agit de poursuivre des « infractions pénales qualifiées » pouvant « englober un comportement comparable à un ‘écocide’, qui est déjà couvert par le droit de certains États membres et fait l’objet de discussions dans les enceintes internationales ». La directive mentionne expressément le changement climatique, la perte de biodiversité, en plus de la dégradation de l’environnement. Parmi les pays qui ont formellement criminalisé l’écocide figurent le Vietnam, dès 1990, la Russie, l’Ukraine, l’Arménie, la Géorgie et, en 2024, la Belgique, qui avait dès 2020 plaidé pour l’inclusion de ce crime parmi ceux pouvant être poursuivis par la CPI.

Que la Russie, pétrocratie invétérée qui a par ailleurs causé des dommages environnementaux considérables en détruisant en 2023 le barrage ukrainien de Kakhova, punisse de quinze à vingt ans d’emprisonnement les auteurs d’actes ayant causé la « destruction massive de la vie végétale ou animale, de l’empoisonnement de l’atmosphère ou de l’eau, ainsi que d’autres actions qui pourraient causer une catastrophe écologique », nous rappelle, si besoin en était, qu’il ne suffit pas d’adopter des textes, mais qu’il faut les appliquer. Néanmoins, à l’inverse, sans de tels textes, la meilleure volonté politique du monde est impuissante.

En Allemagne, les Verts ont mentionné, dans leur programme pour les élections du mois dernier, la nécessité, à leurs yeux, de transposer la directive européenne de 2024 en droit allemand et de poursuivre les crimes environnementaux les plus graves dans le cadre de l’ajout du crime d’écocide au Statut de Rome.

Nous sommes plus près du but qu’il n’y paraît. Plutôt que de nous laisser aveugler par le miroir aux alouettes trumpiste, concentrons-nous sur l’essentiel : Codifions et ancrons dès maintenant ce crime dans les ordres juridiques internationaux et nationaux. Tant que la destruction délibérée de la biosphère restera impunie, il est illusoire d’espérer parvenir à la stopper. Certes, il importe de définir de manière la plus précise possible l’extension des dommages environnementaux pouvant donner lieu à des poursuites criminelles nationales ou internationales, de qualifier et de mesurer l’irréversibilité des dommages ou l’intentionnalité dans le chef des auteurs des actes poursuivis. Cela vaut en particulier pour ce qui a trait au changement climatique, avec la nécessité de définir dans quelle mesure un contrevenant participe au franchissement des limites planétaires. Gageons cependant que, quelles que soient les définitions retenues, l’administration Trump, engagée dans une offensive destructrice climatique et environnementale d’une ampleur inédite, sera de toute façon reconnue coupable le moment venu.

Jean Lasar
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