En 20 ans, Mike Koedinger (44 ans) a monté un empire médiatique à lui tout seul. Maison Moderne sa., dont il est le fondateur et CEO, emploie 80 personnes et affiche un chiffre d’affaires de sept millions d’euros

De la croissance

d'Lëtzebuerger Land vom 03.10.2014

d’Land : Vous fêterez les vingt ans de Maison Moderne le 16 octobre. Or, la société Maison Moderne est beaucoup plus jeune – la « marque » n’a été lancée qu’en décembre 2010 – et votre activité d’éditeur est beaucoup plus ancienne : vos premières publications remontent à vos années lycée, à la fin des années 1980... En fait, c’est le guide gastronomique Explorator qui aura vingt ans cette année... Pourquoi avoir choisi dette date d’anniversaire ?

Mike Koedinger : Oui, effectivement, cela fait vingt plus dix ans que je réalise des publications, j’ai commencé au lycée. Mais nous avons commencé à compter à partir du moment où j’avais une marque, un vrai nom propre en tant qu’éditeur. Il fallait bien se donner une date

Contrairement à d’autres journaux, affectés de plein fouet par la crise de la presse, vos supports semblent bien y survivre, avec un auditoire en progression notable. Avec votre plus grand tirage, le magazine économique PaperJam, vous affichez même une progression de 25 pour cent à 60 000 lecteurs, selon la dernière étude Plurimedia... Comment vous expliquez-vous cela ?

L’explication est simple : nous faisons énormément d’efforts, dans la rédaction, le design, pour la distribution, le marketing – et ce sur tous les canaux, le numérique, les imprimés, les événements. Il est rassurant que de tels efforts portent leurs fruits. En comparant les chiffres Plurimedia sur neuf ans – depuis que, par leur méthodologie, ils sont comparables –, on voit bien que PaperJam, mais aussi le Flydoscope ou de City-Mag progressent sans cesse. Je crois que, par les sujets que nous traitons, comme l’économie, le monde du travail, les sujets sociétaux ou les loisirs, nous sommes très proches de la vie quotidienne des gens. Et en plus, nous leur parlons dans des langues qu’ils comprennent, ce qui n’est pas fortuit.

PaperJam est désormais aussi un rendez-vous quotidien, voire deux, avec sa newsletter très lue, qui a un ton plus libre, plus incisif que la version papier... Comment ces deux supports s’articulent-ils ?

Nous offrons des contenus différents sur les deux supports : sur le numérique, nous donnons effectivement une primeur aux nouvelles, mais seulement une petite partie de ces informations seront reprises dans le mensuel. PaperJam 2 ne reprend ainsi que cinq pour cent du site. Aujourd’hui, quelque 17 000 personnes reçoivent notre newsletter deux fois par jour, et à partir de la mi-octobre, ils pourront même l’imprimer dans son entièreté en un PDF d’une quinzaine de pages, ou le télécharger et le lire offline lorsqu’ils voyagent. On offrira donc pour ainsi dire un quotidien deux fois par jour.

PaperJam le magazine économique lancé en 2000, a refait sa maquette et vous vous êtes adjoint les services de Jeremy Leslie, spécialiste de design éditorial, en tant que directeur artistique. Quelle est l’orientation que vous comptez donner au groupe ?

En été 2013, les associés de Maison Moderne ont mené une réflexion fondamentale sur l’entreprise et son orientation future, prenant un certain nombre de décisions que nous sommes en train de réaliser l’une après l’autre. Ainsi, nous avons créé ce job de « creative director » qu’incarne désormais Jeremy Leslie. Il reste basé à Londres et vient au Luxembourg au moins chaque mois, sinon, nos relations se passent par Skype et d’autres moyens de communication à distance. Il est à la tête du département créatif, et même s’il a par exemple réalisé le nouveau logo de PaperJam lui-même, son métier principal sera de conseiller les directeurs artistiques de chaque branche, tout en gardant une vue d’ensemble. C’est quelqu’un avec une expérience énorme, qui est très intéressé à la relation entre le contenu et la forme. Son arrivée a permis de décharger Guido Kröger à la tête de notre studio, qui compte désormais 25 personnes et qui peut s’occuper davantage de management. Comme moi, qui ai une vraie passion pour le design – mais j’ai aussi voulu me désengager un peu de ce volet-là. Avec l’arrivée de Laurent Daubach, ancien de Bizart et de Design-bureau, et de Vinzenz Hölzl, qui nous vient de la Frankfurter Allgemeine, nous développons d’ailleurs encore notre département créatif. Jeremy Leslie gardera toujours le dernier mot.

PaperJam a accompagné le changement politique de 2013 avec ses révélations, et vient de sortir « l’histoire du SMS » mal dirigé du président du CSV Marc Spautz... On a l’impression que le journal veut toujours « faire le ménage » de l’État CSV, et est enthousiaste pour le pouvoir en place. Roulez-vous pour Gambia ? Où est-ce que vous vous situeriez sur le spectre politique ?

Nous nous engageons pour un Luxembourg moderne, ça, c’est certain. Et ce gouvernement a promis cette modernisation du pays, donc sur ce point-là, nous sommes d’accord. Ceci dit, nous ne lui offrons pas un soutien aveugle. Si cette modernisation promise vient, oui, nous la soutenons, mais nous regarderons néanmoins avec un œil critique s’il tient ses promesses. Il reste beaucoup à faire !

Qu’est devenu le projet de télévision PaperJam.TV, lancé avec l’ambition d’en faire une émission quotidienne en 2011 ? L’émission a été supprimée assez vite, mais on voit encore vos caméras à l’un ou l’autre événement...

Lorsqu’on lance des idées spontanément, il y en a qui se soldent par des succès, et d’autres par pertes et fracas. Le projet de faire une émission de télévision est certainement à classer dans le rayon pertes et fracas. Nous avons beaucoup investi dans ce projet à l’époque, nous avons acheté l’équipement, fait construire un studio etcetera. Mais lorsqu’on constate que quelque chose ne marche vraiment pas, il faut arrêter les frais. En fait, nous avons dû constater à l’époque que ce que nous voulions atteindre avec le projet n’était pas faisable. Notre thème de prédilection est et reste l’économie, mais il est impossible de toucher beaucoup de gens avec des sujets audiovisuels sur l’économie. À l’époque, tout le monde disait que l’avenir d’Internet était la vidéo, mais cette prophétie s’est avérée comme fausse. Ou alors des vidéos sur d’autres sujets, plus dans le domaine du divertissement peut-être. La masse critique est essentielle pour amortir des investissements de cet ordre de grandeur. Mais cette masse critique, nous n’avons pas sû l’atteindre : nous sommes lus tous les mois par 60 000 personnes, mais notre programme de télévision n’atteignait pas 1 000 personnes par jour. Aujourd’hui, nous réalisons encore des reportages vidéos lorsque le sujet s’y prête, aussi pour montrer à nos clients ce que nous savons faire.

Vous ne cessez de recruter du personnel, souvent des gens « en vue » comme, en dernier lieu Laurent Daubach et Victor Dick, tous les deux de l’ex-Designbureau, ainsi que Fred Baus, ancien du D:qliq et producteur audiovisuel. Maison Moderne compte désormais 80 employés, jusqu’où comptez-vous croitre ?

Là, encore une fois, tout remonte à l’été 2013 et notre réorientation stratégique fondamentale. Nous avions alors fait un white paper sur notre développement et avons mis en place une autre gouvernance, où moi, en tant que fondateur, principal actionnaire et CEO, j’abandonnais un peu de mon pouvoir de décision au profit d’un conseil d’administration dans lequel il y a aussi des administrateurs externes, notamment Jean-Claude Bintz à la présidence et Dan Schneider an tant qu’administrateur. C’était ma volonté de ne plus être tellement présent. Et c’était la bonne décision, parce que maintenant, nous pouvons approcher les gens avec lesquels nous voulons travailler de manière beaucoup plus professionnelle. Désormais, ce n’est plus décisif si quelque chose me plaît ou pas, à partir du moment où quelqu’un est bon dans son domaine, on le prend. C’est dans cette optique que nous avons engagé ces nouvelles recrues : ce sont des gens qui ont une grande expertise dans leurs domaines respectifs, une expertise qu’ils peuvent mettre en œuvre chez nous sans forcément devoir être des managers. Alors que moi, je peux davantage être manager. Nous sommes une entreprise qui compte beaucoup d’employés francophones – par la force des choses, puisque nous écrivons essentiellement en français ; mais nous cherchons aussi à contrebalancer cela en engageant des experts luxembourgeois, qui connaissent bien le terrain ici.

Cette équipe de 80 personnes, vous l’avez montée en vingt ans. Maison Moderne est désormais comparable à d’autres grands groupes de presse au Luxembourg...

Certes. Mais il y a encore beaucoup à faire au Luxembourg. En 2008, quand nous nous interrogions déjà sur notre développement, nous étions persuadés que notre avenir serait une expansion internationale : vers la Belgique ou la Suisse, des pays comparables. Mais le cœur de certains de nos associés n’y était pas vraiment, ils hésitaient, alors nous en avons abandonné l’idée. Et heureusement, je dois dire aujourd’hui : quelques mois plus tard, il y a eu l’affaire Lehman Brothers et le début de la crise financière... Si nous étions tombés là-dedans, nous aurions probablement dû mettre la clé sous le paillasson. C’est à ce moment-là que nous avons décidé de nous diversifier en national, en lançant Delano, le magazine en anglais, Archiduc sur l’architecture et le PaperJam Business Club, qui compte désormais plus de 500 entreprises membres. Nous voulions atteindre une croissance stratégique, je crois que nous avons réussi. Si vous me demandez où nous serons dans dix ans, je ne sais pas vous dire, mais nous serons probablement encore plus grands et ferons encore plein de nouvelles choses.

En même temps, on constate que vous abandonnez un peu de ces espaces de liberté créative qui fut une de vos marques de fabrique. Il n’y a plus de portfolios de photographes, vous n’invitez plus guère d’illustrateurs... Vos produits sont de plus en plus formatés. C’est dommage, non ?

C’est une des conséquences de notre croissance : c’est moins expérimental. Parce que la réalisation de telles bulles de créativité prend beaucoup de temps. Toutefois, nous en sommes conscients et voulons à nouveau davantage intégrer ces choses-là. Nous voulons rester le leader de la créativité dans la presse. Nos équipes sont en train d’approcher de jeunes photographes et nous allons y réserver des moyens financiers nécessaires.

Depuis 20 ans, vous tentez d’être reconnu comme éditeur à part entière – et de profiter de l’aide à la presse... Le nouveau Premier ministre Xavier Bettel (DP), qui est également ministre des Médias, a annoncé une réforme du système de l’aide à la presse, et compte vous y intégrer, d’après les premiers bruits qui filtrent. Vous en savez plus ?

Nous n’avons pas encore été consultés jusqu’à présent, mais disons que le Premier ministre trouve pour le moins étonnant qu’une maison d’édition qui emploie 80 personnes soit complètement exclue de l’aide étatique. Nous considérons que nous remplissons les critères légitimes qui devraient être ceux qu’une législation moderne sur la question. Si nos journalistes ont tous une carte de presse, nous ne sommes toujours pas acceptés comme éditeur dans les rangs du Conseil de presse, donc je ne sais pas où en sont les consultations. Mais il est évident que si Xavier Bettel ne veut pas augmenter le montant total de l’aide à la presse, comme il l’a laissé entendre, mais seulement changer les modes d’attribution, et ce parmi plus d’éditeurs, d’autres maisons d’édition risquent de perdre des parts.

Donc ça va grincer.

josée hansen
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