Émissions des antennes

David et Goliath à Marnach

d'Lëtzebuerger Land vom 21.08.2008

Lorsque, vendredi 15 août, Paul Shigihara, guitariste mondialement reconnu, brancha sa basse à son amplificateur au Cube 521 à Marnach, il n’en revenait pas : il y entendait la radio. Shigihara donnait ce soir-là un concert de jazz au centre culturel flambant neuf du Nord du pays, le public était au rendez-vous. Et parmi eux, Emile Eicher, le maire de la commune de Munshausen. « Mon sentiment ce soir-là chavirait entre la frustration et le désarroi, » dit le bourgmestre. Car la commune avait profité de l’été pour faire refaire la cage de Faraday avec son blindage électromagnétique qui entoure le Cube, inauguré en novembre 2007 seulement. Plus de 100 000 euros supplémentaires ont été investis depuis l’ouverture pour parer aux nuisances directes causées par la proximité des émetteurs de RTL Group à Marnach, mais cela ne semble toujours pas suffire. 

Les émissions électromagnétiques qui proviennent des antennes installées depuis 1957 au lieu dit Schwaarzenhiwel, font depuis un demi-siècle partie de la vie des habitants de la commune, surtout à Marnach, Dorscheid et Roder. Ici, on a l’habitude des fils barbelés qui rayonnent et des poteaux qui transmettent de la musique, des émissions de radio en provenance des gouttières ou d’entendre des programmes chinois dans son téléphone analogique. RTL transmet des programmes radio à ondes moyennes en direction de l’Allemagne et de l’Angleterre par cette station. Mais depuis 2002, les choses ont empiré : la nouvelle autorisation d’émettre augmentait alors la puissance maximale de 250 kW à 1 200 kW. Même si cette puissance maximale n’était pas forcément exploitée, pour les voisins directs de la station, la vie allait ressembler désormais à une comédie de Jacques Tati ou à un cauchemar à la George Romero, c’est selon : des garages électriques qui s’ouvrent et se referment tout seuls, des plaques à induction qui s’allument la nuit, des ordinateurs et autres matériels électroniques qui deviennent inutilisables tellement il y a de perturbations dans les signaux... 

La même année, 81 voisins de la station déposent une plainte devant le Tribunal administratif, qui ordonne en 2003 que durant trois ans, les émissions électromagnétiques soient mesurées à proximité du site. Le résultat fut dramatique : le seuil maximal fixé par l’Organisation mondiale de la santé a été dépassé jusqu’à 269 pour cent à certains endroits et à certains moments. Panique au village. Une initiative citoyenne se crée en 2004, Fir méi Liäwensqualitéit asbl, elle commence à militer et à faire pression là où elle peut. En 2005, le ministère de l’Environnement rabaisse l’autorisation d’émettre en direction de l’Angleterre à 600 kW, sans que cela n’apporte de réelles améliorations dans les nuisances électromagnétiques, ni d’ailleurs le passage au digital, qui risque même d’augmenter les nuisances, selon les premières expériences. En l’espace de deux ans, trois cas de cancer sont signalés dans une même rue près de la station, dont un cas de leucémie enfantine, qui pourraient être en rapport avec ces pollutions invisibles – un phénomène similaire avait mené un procès contre Radio Vatican en Italie. 

Côté gouvernement, parallèlement aux valeurs des mesurages, la pression politique monte. En mai 2006, dans une réponse à l’asbl, le Premier ministre Jean-Claude Juncker (CSV), s’« avoue consterné » par les valeurs des mesurages, affirme prendre ce problème « au sérieux au plus haut degré » et charge ses ministres du Travail et des Communications d’entamer des pourparlers avec BCE, Broadcasting Centre Europe, filiale de RTL Group qui exploite le site, afin de trouver une solution. 

Une délocalisation de toute l’installation est envisagée en 2007, plusieurs sites sont évoqués, dont Wincrange, un terrain de douze hectares s’y prêterait, les responsables communaux sont mê­me invités au ministère des Commu­nications pour un échange de vues. Mais lors d’une première discussion, le conseil communal est unanimement contre cette installation sur son territoire, notamment à cause de le récen­te expérience de Marnach. « Mais de toute façon, depuis mai de l’année dernière, nous n’avons plus été contactés dans ce dossier, affirme le maire de Wincrange, Marcel Thom­mes. Pour nous, la question est close. » La recherche d’un nouveau site était-elle une manœuvre de diversion ? En tout cas, les habitants de Muns­hau­sen sont tombés des nues en apprenant que l’autorisation d’exploitation de l’installation dans leur commune a été prolongée sans aucune discussion ou consultation le 4 octobre 2007 – le lendemain du dépôt d’une « étude d’impact » réalisée ...par BCE elle-même.

Pour l’asbl, mais aussi pour la commune, c’en est trop. Cette fois-ci, les citoyens à déposer une nouvelle plainte au Tribunal administratif sont deux fois plus nombreux qu’en 2003, ils sont 154 en tout. Et en plus, la commune les a rejoints, parce qu’elle s’estime lésée, notamment par les frais supplémentaires et les désagréments engendrés par les nuisances au Cube 521, « et, je dois l’avouer, nous nous sentons abandonnés par le gouvernement » souligne le maire Emile Eicher. Car les ministres semblent jouer au ping-pong dans ce dossier : le ministre de la Santé Mars di Bar­tolomeo (LSAP), dont la direction de la Santé est pourtant responsable de la santé publique, répond de manière évasive à une question parlementaire de Mar­co Schank (CSV) sur le sujet. Le ministre des Communications Jean-Louis Schiltz (CSV) dit ne plus être intervenu dans le dossier depuis 2006, le ministre du Travail responsable de l’ITM, François Biltgen (CSV) promet de nouveaux mesurages, mais seulement à l’intérieur des maisons, alors que les enfants jouent aussi dehors.

D’ailleurs, ne manquant pas de sarcasme, BCE a envoyé une lettre assez agacée à l’administration communale de Muns­hau­sen l’été dernier lorsqu’elle a constaté que la commune avait eu le culot d’ins­taller une aire de jeu pour enfants à proximité de ses installations : « Vous comprendrez que nous ne pourrions accepter qu’une telle implantation puisse à l’avenir être un frein au bon développement de nos activités sur le site, » y écrivait le management. 

« Nous ne pouvons tolérer que BCE fasse de l’argent sur le dos des gens ! » s’insurge Emile Eicher. Pour lui, il n’y a aucune autre solution que la délocalisation des installations, loin de tout quartier résidentiel. Pour cela, la commune est même prête à reclasser les terrains que BCE occupe actuellement afin d’en faire augmenter la valeur à la vente. Mais BCE fait la sourde oreille, sabote même des réunions officielles et ne communique plus du tout dans ce dossier, « Non, non, Alain Flammang ne veut pas prendre position dans cette affaire » est le seul message qui émane du bureau de l’administrateur délégué de BCE au Kirchberg. 

Il serait désormais au gouvernement de prendre position, de décider de quel côté se situe l’intérêt supérieur, RTL Group et son enjeu économico-stratégique ou les habitants de Muns­hausen et l’enjeu écologique et de san­té publique ? Déjà, l’État et BCE sont inextricablement liés, la société recevant par exemple 950 000 euros directement du budget de l’État pour assurer « le maintien des infrastructures essentielles de télévision » et monnaye ses services de digitalisation des archives audiovisuelles pour le compte du Centre national du l’audiovisuel (CNA). Soit gênés, soit soucieux de ne pas se voir interdits d’antenne RTL en période pré-électorale, les ministres préfèrent laisser la décision aux juges. Les plaidoiries sont fixées au 29 septembre.

josée hansen
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