La richesse médiane des Luxembourgeois a augmenté de moitié en dix ans. Quelles sont les spécificités locales par rapport à l’international ? Plongée dans le Global Wealth Report

Les riches dans tous leurs états

Signe extérieur de richesse à Luxembourg, novembre 2015
Foto: Patrick Galbats
d'Lëtzebuerger Land vom 30.09.2022

On fait souvent le reproche aux nombreux rapports qui cherchent à mesurer le patrimoine mondial de ne s’intéresser qu’aux riches voire aux ultra-riches. C’est notamment le cas du plus connu d’entre eux, publié chaque année au mois de juin par Capgemini. Il porte sur les personnes détenant plus d’un million de dollars en actifs financiers. Ses chiffres réjouissent habituellement les professionnels de la gestion de patrimoine mais ils suscitent aussi parfois la controverse. En 2020 et à moindre titre en 2021, les ONG se sont indignées de l’augmentation du nombre de personnes fortunées et le montant de leurs avoirs, malgré la crise sanitaire et économique. Il existe en outre des publications dont le champ est plus large, comme celle du Boston Consulting Group (BCG), également parue en juin. Mais la plus intéressante reste sans conteste le Global Wealth Report dû à l’institut de recherche du Credit Suisse (CSRI), car, en dehors du fait qu’il étudie le patrimoine total de quelque 5,3 milliards d’habitants de la planète, ce rapport est le seul à être accompagné d’un copieux cahier statistique de 152 pages permettant des analyses fouillées.

Sa dernière édition, le 20 septembre, montre que si en 2021 l’accroissement de la richesse a profité en priorité aux détenteurs d’actifs supérieurs à un million de dollars, il a aussi concerné des segments beaucoup plus larges de la population. En 2021, la richesse mondiale a augmenté à un rythme soutenu pour atteindre le montant de 463 600 milliards de dollars à la fin de l’année, soit une hausse de 9,8 pour cent en un an. Abstraction faite des mouvements des taux de change, elle a crû de 12,7 pour cent, ce qui constitue un record. L’Amérique du Nord et la Chine ont été les plus grands contributeurs à la croissance de la richesse, respectivement pour un peu plus de la moitié et pour un quart. En revanche, l’Afrique, l’Europe, l’Inde et l’Amérique latine n’ont représenté ensemble qu’environ onze pour cent de l’augmentation mondiale.

Selon le CSRI, l’explication de cette hausse généralisée tient surtout à l’évolution favorable du cours des actions et à l’environnement favorable créé par les mesures prises en 2020 par les banques centrales et les gouvernements. La distribution des patrimoines reste très inégalitaire dans la mesure où les détenteurs d’avoirs totaux supérieurs à un million de dollars, qui représentent 1,2 pour cent de la population mondiale adulte (soit tout de même 62,5 millions de personnes, en augmentation de 11,6 pour cent en un an) contrôlent 47,8 pour cent des avoirs, une proportion qui a gagné deux points en un an. Ce constat est partagé par toutes les études du même type.

Mais il faut aussi noter que les tranches inférieures ont profité de l’accroissement général. C’est encore plus visible si on raisonne sur plusieurs années. Ainsi depuis 2018, la proportion de détenteurs de patrimoines compris entre 100 000 dollars et un million est passée de 8,7 pour cent à 11,8 pour cent, soit trois points de plus. Celle des personnes qui possèdent entre 10 000 et 100 000 dollars est quant à elle passée de 26,6 pour cent à 33,8 pour cent, soit sept points de plus. En contrepartie la proportion de « pauvres » a nettement diminué : même si plus de la moitié de la population (53,2 pour cent) ne détient en moyenne que moins de 10 000 dollars, leur part a chuté de 10,7 points en quatre ans (soit près de 400 millions de personnes en moins).

L’étude du patrimoine des Européens réserve quelques surprises. À noter d’abord que la moyenne étant un indicateur peu pertinent quand on a affaire à une distribution pouvant comporter des valeurs extrêmes, on préfère utiliser la médiane. En mettant à part le cas du Luxembourg, le palmarès du patrimoine médian est largement dominé par la Belgique, avec environ 268 000 dollars. Le pays arrivant aussitôt après est le Danemark avec 171 200 dollars suivi de la Suisse qui, avec 168 000 dollars, se situe 100 000 dollars derrière la Belgique, alors que ce pays arrive largement en tête du classement fondé sur la moyenne. Autre surprise, le chiffre de l’Allemagne : seulement 60 600 dollars alors que, par exemple, la France affiche 139 200 dollars, soit 2,3 fois plus. Selon le CSRI, cet écart étonnant est lié au fait que la France est un pays plus égalitaire, où le pour cent le plus riche détient 22,3 pour cent du patrimoine total, contre 31,7 pour cent en Allemagne. Les Français sont aussi plus souvent propriétaires de leur logement (63,6 pour cent contre 50,5) et le prix moyen du m² est plus élevé dans leur pays.

Comment se situe le Luxembourg dans ce contexte ? Sur un total de 171 pays ou territoires, le Grand-Duché occupe la deuxième place du palmarès fondé sur le patrimoine moyen, derrière la Suisse et se classe également deuxième en prenant en compte le patrimoine médian derrière la surprenante Islande. On observe des écarts considérables entre la richesse médiane des Luxembourgeois, qui a augmenté de plus de cinquante pour cent en dix ans, et celle des autres pays, surtout parmi les plus proches. Si la différence n’est que de 31 pour cent avec la Belgique, la médiane grand-ducale est 2,5 fois plus élevée que celle des Pays-Bas ou de la France et 5,8 fois supérieure à celle de l’Allemagne ! Par ailleurs la structure de la fortune luxembourgeoise présente des caractéristiques plutôt « atypiques ».

Avec 35,7 pour cent du total, la part du patrimoine financier est plus faible que dans les autres pays d’Europe : elle atteint en effet quarante pour cent en France, 43,6 pour cent en Allemagne, 45,6 pour cent en Belgique et jusqu’à 56 pour cent en Suisse. Elle est aussi deux fois inférieure à celle observée aux États-Unis. Qui plus est, cette proportion a diminué de trois points en dix ans, alors qu’elle progressait de 4,3 points au niveau européen. Le poids relatif du patrimoine non-financier, composé pour l’essentiel d’actifs immobiliers achetés à crédit, explique aussi le niveau de l’endettement : avec 14,2 pour cent du patrimoine brut, un chiffre à peu près stable en dix ans, il est nettement plus élevé qu’en France et en Allemagne (11,7 pour cent dans les deux cas) et surtout qu’en Belgique (9,8 pour cent), la moyenne européenne étant de 12,5 pour cent. Seule la Suisse fait mieux (17,8 pour cent) en raison des prix de l’immobilier.

De façon générale il existe un lien entre la part des actifs financiers et les inégalités de répartition du patrimoine. Comme au Luxembourg ce sont les actifs non-financiers qui dominent, la distribution des patrimoines y est a priori plus « égalitaire ». Il y a deux manières de le confirmer, en utilisant les données du rapport CSRI. La première consiste à utiliser les coefficients de Gini. Plus la valeur se rapproche de 1 (ou cent pour cent) plus la répartition du patrimoine est marquée par l’inégalité. Au Luxembourg en 2021, le coefficient de Gini était de 66,3 pour cent, soit quinze points de mieux que la moyenne européenne (81,6 pour cent). Il était aussi bien meilleur que les coefficients français (70,2 pour cent), britannique (70,6), suisse (77,2) et allemand (78,8). Seules l’Islande et la Belgique font mieux et, hors d’Europe le Japon et l’Australie, tandis que les États-Unis affichent un taux record de 85 pour cent.

L’autre manière consiste à faire le rapport entre le patrimoine moyen (brut ou net) et le patrimoine médian. Plus le chiffre est élevé, plus grande est l’inégalité. Dans trois pays européens le rapport est inférieur à deux : c’est le cas de l’Islande (1,22), de la Belgique (1,42) et du Luxembourg (1,88). La répartition des patrimoines y est donc beaucoup plus égalitaire qu’en France (2,31), en Suisse (4,14) et en Allemagne (4,26). Hors Europe, et en ne s’intéressant qu’aux pays développés, le record d’inégalité est détenu par les États-Unis (rapport de 6,21). Cela n’empêche pas le Luxembourg d’abriter la deuxième proportion mondiale de millionnaires, pratiquement à égalité avec la Suisse ! 16,2 pour cent des adultes, soit un sur six, détiennent en effet un patrimoine total supérieur à un million de dollars (16,4 pour cent en Suisse). Cela représente environ 82 000 personnes.

Ce pourcentage est très supérieur à celui que l’on peut rencontrer en Allemagne (3,9 pour cent seulement), au Royaume-Uni (5,4), en France (5,6) ou en Belgique (6,5). Contrairement à une idée reçue, aux États-Unis, pays qui compte le plus grand nombre de millionnaires, la proportion n’est que de 9,7 pour cent. La particularité du Luxembourg est que l’ensemble de la pyramide de distribution des patrimoines est décalée vers le haut pas rapport à ses « concurrents ». En effet, la proportion d’adultes possédant entre 100 000 dollars et un million est une des plus élevées du monde, avec un niveau de 54,8 pour cent, soit plus de la moitié de la population. A quasi-égalité avec Hong-Kong, le Grand-Duché n’est dépassé que par l’Australie (59,5 pour cent) et la Belgique (62,4 pour cent). La Suisse n’affiche que 39 pour cent des adultes dans ce segment de richesse.

Au total si l’on ajoute le pourcentage d’adultes dans la tranche 100 000-1 million à celui des millionnaires, on parvient au Luxembourg au chiffre de 71 pour cent des adultes ayant un patrimoine supérieur à 100 000 dollars, record du monde ! Si l’Australie et la Belgique sont proches (respectivement 70,7 et 68,9 pour cent) le « gros du peloton » se situe entre 54 et 60 pour cent (France, Japon, Italie, Royaume-Uni, Suisse). Aux États-Unis (47,7 pour cent) et surtout en Allemagne (42,2 pour cent) les proportions sont beaucoup plus faibles. Après des années de croissance ininterrompue, des facteurs tels que la situation géopolitique, l’inflation, l’augmentation des taux d’intérêt et la baisse des prix des actifs pourraient dès 2022 infléchir l’évolution favorable observée dans le monde en 2021. Selon le CSRI, les hausses des taux d’intérêt depuis le début de l’année ont d’ores et déjà eu une incidence négative sur le prix des obligations et des actions, et sont également susceptibles d’entraver les investissements dans les actifs non financiers. À court terme au moins la croissance de la richesse des ménages s’en trouvera ralentie.

Georges Canto
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