Face au changement climatique, la fin de l’optimisme en littérature jeunesse ?

« Ça va passer, non ? »

d'Lëtzebuerger Land du 30.09.2022

Réchauffement climatique, acidification des océans, sixième extinction de masse, exodes et conflits climatiques, points de bascule qui menacent de tomber un à un… António Guterres, secrétaire général des Nations unies, qualifie ainsi le dernier rapport du Giec d’« atlas de la souffrance humaine ». La jeunesse est surexposée à ces dangers, non seulement parce qu’elle représente la ou des génération(s) future(s), mais parce qu’enfants et adolescent·e·s sont d’ores et déjà particulièrement vulnérables face aux conséquences de ces bouleversements1. Mais la jeunesse n’est pas muette. L’éco-anxiété grandissante des jeunes générations face au futur menacé et menaçant (voire l’angoisse qu’éprouve un nombre grandissant de personnes à l’idée d’avoir des enfants) s’expriment à haute voix depuis l’émergence des mouvements jeunesse pour le climat et la biodiversité.

Dans ce contexte, la littérature, quand elle aborde des questions environnementales à destination de la jeunesse, s’est jusque-là évertuée à demeurer optimiste et cela coûte que coûte, comme le suggère la quatrième de couverture du petit album Un confetti de paradis de Florence Langlois (Paris, Albin Michel, 2010) : « Et parce qu’il n’est pas question de démoraliser mais de responsabiliser, Florence Langlois envisage une possibilité de nature redevenue paradisiaque, après ‘longtemps, longtemps’ de soins et de câlins. » En littérature jeunesse, la situation environnementale et sociétale qui se profile rend de plus en plus difficile la négociation entre « le pessimisme culturel grandissant dû au réchauffement climatique global »2 et « le refus qu’un livre se termine mal »3. L’album Rouge cerise de François David et José Saraiva (Paris, Sarbacane, 2005) thématise l’urgence écologique – guerres et pollutions, disparition des arbres et des oiseaux, perte de la nature indispensable à la survie physique et affective –, au point que la peur s’y transforme en angoisse existentielle d’un monde qui se dérobe. La fin de l’album n’y remédie que difficilement voire pas du tout. L’enfant se contente d’espérer, exprimant le vœu désillusionné que les hommes cessent « leurs bêtises » : « Pourvu que jamais ne disparaissent les couchers de soleil rouge cerise. » Ne dénigrons néanmoins pas trop vite l’optimisme entêté de nombreux textes, car le refus de céder au pessimisme est une affaire profondément morale à cause, d’une part, de la situation communicationnelle propre à la littérature jeunesse : Quand un·e auteur·e adulte écrit pour les jeunes, il ou elle ne se sent généralement pas en posture de transmettre un message désespérant aux générations à venir. D’autre part, le discours écologiste est lui aussi conscient des effets pervers d’un catastrophisme résigné peu enclin à l’action ou au changement.

Or, de nos jours, la peur n’est plus un outil littéraire et didactique suspect, utilisé par quelque éminence grise pour obliger les jeunes à adopter des comportements éco-vertueux, mais hante désormais toute une génération. La littérature jeunesse peut-elle risquer d’ériger peur et pessimisme en nouveaux tabous ou doit-elle les affronter et, si oui, sous quelles formes et à quels desseins ? La littérature pour adolescent·e·s a depuis longtemps intégré l’effondrement dans les innombrables mondes dystopiques et post-apocalyptiques qu’elle imagine, car il est compatible avec la psychologie et à la représentation culturelle de l’adolescence qui rompt avec l’enfance tout en faisant table rase des manières d’être et de vivre des adultes. La question se révèle cependant plus épineuse dans la littérature adressée à des enfants qui n’imaginent pas le monde sans eux et dont la relation avec la nature reste encore à construire. Voyons trois exemples littéraires qui n’hésitent pas à confronter leurs lecteur·rice·s à un futur tragique, tout en cherchant des ressorts d’espoir.

Le premier est un album au titre faussement naïf, Demain, il fera beau, écrit et dessiné par Rosie Eve (Paris, Saltimbanque Éditions, 2018). Situé dans l’Arctique, il arbore, en fin d’ouvrage, une double page à visée didactique présentant cette région du globe ainsi que ses habitants humains et non-humains. L’album, décrit comme « une fable écologique pleine d’espoir » par l’éditeur, raconte les pérégrinations d’un ourson polaire, exilé de sa banquise et séparé de sa mère, qui va devoir affronter maints dangers et surtout « ne […] jamais cesser de croire en l’avenir… » Les œuvres qui traitent des animaux menacés mettent généralement en avant la responsabilité humaine, tant pour ce qui est de la disparition que de la préservation des espèces. Dans cet album, l’humain est totalement absent, et pour cause. Le soleil prend sa place dans toute son ambiguïté : source de bonheur mais aussi responsable de la fonte des glaces. Nous quittons rapidement l’Arctique pour découvrir le voyage de l’ourson sur fond graphique d’un environnement humain noyé par les flots. L’audace de l’album est donc qu’il oblige l’enfant à reconnaître que l’environnement détruit n’est pas que celui de l’animal, mais bel et bien le sien. Si le livre se termine sur une note moralisatrice quelque peu banale (« Oui, un ourson sage sait qu’il est de son devoir de protéger le monde dans lequel il est né »), il met surtout en avant les ressources individuelles qui permettent d’affronter les plus grands défis : attention, patience, courage, espoir, persévérance, confiance et adaptation.

Dino et la fin d’un monde (Paris, L’école des loisirs, 2021), sous-titré « Comédie dramatique apocalyptique en neuf scènes et quatre chansons », est une pièce de théâtre écrite par Éric Pessan et destinée, selon le site de l’éditeur, aux six à huit ans. Il s’agit d’un Don’t Look Up dinosaurien : Dino, un jeune diplodocus, s’alerte des étranges phénomènes qu’il observe dans le ciel et qui annoncent l’astéroïde destructeur. « Comme tous les dinosaures, [les diplodocus] n’ont qu’un petit cerveau et vivent par conséquent sans trop se poser de questions. » (p. 9) Le troupeau de Dino vaque donc à ses activités – « se bâfrer, se baigner, dormir et se grimper dessus pour faire des petits » (p. 20) – et trouve maints arguments pour ignorer les craintes du jeune rabat-joie. Or, pas d’échappatoire possible pour Dino et son amoureuse Dina qui demande : « Ça va passer, non ? On va s’en sortir ? » (p. 50) La menace qui fonce droit sur la Terre n’est pas un conflit duquel les personnages auront la chance de s’en tirer plus ou moins indemne. Comme tout le monde le sait, le monde des dinosaures est condamné à disparaître. Quelle fin donc imaginer pour ces protagonistes auxquels les lecteur·rice·s se sont identifié·e·s toute la pièce durant ? Sachant qu’il ne peut mentir sur la fin tragique, l’auteur semble botter poétiquement en touche. Une dernière chanson clôt la pièce par ces vers : « N’oublie pas que je t’aime / On va vivre dans un poème ». S’en suit une didascalie : « Durant les derniers couplets la lumière a baissé progressivement jusqu’au noir total. On entend nager Dino et Dina. Puis le silence se fait. » (p. 55)

Les mots suffisent-ils pour consoler ? La littérature en tout cas y croit dur comme fer. L’album On verra demain (Paris, L’école des loisirs, 2014) écrit par Michaël Escoffier et illustré par Kris di Giacomo pour les trois à six ans va plus loin. Le protagoniste Paco, un paresseux, procrastinateur dans l’âme, qui remet tout à demain, ne s’inquiète guère de déforestation causée par des castors avides de bois avant que ces derniers ne s’en prennent à son arbre. Soudainement concerné, Paco est obligé à réagir : « Sans son arbre, il mourrait, c’est sûr. Il lui faudrait dénicher chaque jour de quoi manger, trouver chaque soir un nouvel endroit pour s’abriter, autant de choses qu’il avait réussi à éviter au cours de ces longues années. » Fort de la connaissance de son environnement, glanée au fil des innombrables heures oisives qui lui ont tout de même permis d’observer son écosystème, Paco se met à conter les histoires des nombreux habitants de l’arbre (grenouilles, oiseaux, insectes…), captivant ainsi les mini-bûcherons qui renoncent à l’abattage : « Nous sommes très curieux de t’entendre. Vas-y, raconte-nous leur histoire… » Et l’album se termine : « Paco ouvrit la bouche. Les castors étaient suspendus à ses lèvres. / Alors, il bâilla bruyamment. ‘Ça suffit pour aujourd’hui, lança-t-il. On verra demain.’ / Et dans un dernier effort, il retourna se coucher. » En remettant d’autres histoires à demain, Paco se mue en Shéhérazade pour garantir la survie de son arbre ainsi que la sienne. L’originalité de l’album réside ainsi dans le pied-de-nez spectaculaire qu’il fait aux discours écologistes urgentistes dans cet éloge de la procrastination attribuant la primauté aux récits plutôt qu’aux actes : Paco s’en sort sans changer ses habitudes et son « On verra demain » a le fin mot de l’histoire. Si d’aucuns fustigeraient ce message incohérent et le mauvais exemple que représente le paresseux, l’identification et la non-fin inattendue sont des vecteurs efficaces pour attirer l’attention des lecteur·rice·s et démontrer le pouvoir des histoires.

Dans son bref essai Idées pour retarder la fin du monde, l’activiste indigène brésilien Ailton Krenak souligne en effet l’importance des récits alors qu’une partie de l’humanité prend conscience que ses besoins matérialistes vont demeurer inassouvis compte tenu des ressources planétaires limitées : « Il ne leur reste, comme moyen de nous faire abandonner nos propres rêves, qu’à prêcher la fin du monde. Ma provocation concernant des idées pour retarder la fin du monde concerne très exactement ceci : développons nos forces à pouvoir toujours raconter une histoire de plus, un autre récit. Si nous y parvenons, alors nous retarderons la fin du monde4. » L’idée n’est pas naïve. L’étude interdisciplinaire de l’effondrement, popularisée en France sous le terme « collapsologie »5, s’est notamment intéressée à la dimension narrative du collapse éco- et socio-systémique. Elle souligne particulièrement l’importance des récits alternatifs de cohabitation sociale et environnementale à l’encontre du scénario de la loi du plus fort, appliquée aux sociétés humaines, propagée par le capitalisme et prolongée par la fiction hollywoodienne au travers des innombrables fictions postapocalyptiques de guerre permanente entre tribus humaines6. La crise environnementale est aussi une crise de l’imagination, avait écrit Lawrence Buell7, pionnier de l’éco-critique, l’étude des rapports entre littérature et écologie. Raconter l’interdépendance du vivant et de l’environnement pour inventer toujours une histoire de plus : l’exemple de Paco dans On verra demain est finalement à suivre…

Sébastian Thiltges est post-doctorant à l’Université de Luxembourg


1 UNICEF, « The Climate Crisis Is a Child Rights Crisis : Introducing the Children’s Climate Risk Index », 2021, en ligne sur le site de l’UNICEF : https://data.unicef.org/resources/childrens-climate-risk-index-report/. 

2 Reinhard Henning, « ‘It Is Immoral to Be a Pessimist’. Climate Change Adaptation and Mitigation in Norwegian Literary Fiction », Tvergastein. Interdisciplinary Journal of the Environment, n° 3, p. 47.

3 Sophie Van der Linden, Tout sur la littérature jeunesse de la petite enfance aux jeunes adultes, Paris, Gallimard Jeunesse, 2021, p. 129.

4 Ailton Krenak, traduit pas Julien Pallotta, Idées pour retarder la fin du monde, Bellevaux, Éditions Dehors, p. 30. 

5 Pablo Servigne et Raphaël Stephens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Paris, Seuil, 2015.

6 Voir Gautier Chapelle et Pablo Servigne, L’Entraide. L’autre loi de la jungle, Paris, Les Liens qui libèrent, 2017 et Gautier Chapelle, Pablo Servigne et Raphaël Stephens, Une autre fin du monde est possible. Vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre), Paris, Seuil, 2018. 

7 Lawrence Buell (1995), The Environmental Imagination. Thoreau, Nature Writing, and the Formation of American Culture, Cambridge et Londres, The Belknap Press of Harvard University Press, 1995, p. 2. 

Sébastian Thiltges
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