À la mémoire d’Ado et de Clémentine

Quand un Juif rencontre un autre Arabe

d'Lëtzebuerger Land vom 12.11.2021

À Junglinster, les pierres de la mémoire sont devenues des pierres d’achoppement. Pour ne pas avoir voulu déshabiller Pierre pour habiller Paul, les professeurs et leurs élèves du Lënsterlycée, par leur action somme toute généreuse des « Stolpersteine », ont ravivé le combat autour de la mémoire entre les différentes factions des victimes du nazisme.

La querelle des Jonglënster Stolpersteng est en quelque sorte un remake en miniature de l’affaire de la Gëlle Fra. Cette dernière avait, à l’époque, fonctionné comme un véritable prisme pour révéler deux groupes de résistants, la première distingue aujourd’hui deux groupes de victimes. Il y a vingt ans, le psychodrame autour de la sculpture de Sanja Ivekovic opposa, très schématiquement il est vrai, les résistants nationalistes plutôt de droite à des opposants antifascistes plutôt de gauche. Deux décennies plus tard, malgré la création en 2016 d’un Comité pour la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale, qui regroupe en quelque sorte les victimes, toutes les victimes et rien que les victimes de cette catastrophe, les plaies ne sont toujours pas refermées. D’une polémique à l’autre, nous sommes presqu’une génération plus tard, et comme me le fait remarquer un ami historien, le débat s’est déplacé des concernées et témoins directs à leurs « héritiers » qui ont, de facto, une autre légitimité… et une nouvelle responsabilité.

Nul ne jettera la pierre aux élèves qui se sont appliqués avec ardeur et enthousiasme à la tâche de ne pas oublier l’Histoire avec sa grande hache (dixit Perec) en racontant les « petites » histoires des « grandes » victimes et en célébrant ainsi le retour, le « Wiederkehr » de ces femmes et de ces hommes tués par le nazisme. Mais en ayant négligé de guider dans tous les méandres de cette Histoire les jeunes élèves, leurs professeurs et surtout les différentes instances consultées ont commis plus qu’une erreur, une faute. Ils ont laissé échapper l’occasion d’expliquer la différence entre victimes de crimes de guerre (remarquez le double pléonasme) et de crimes contre l’humanité. Cette différence n’est pas dimensionnelle, pour employer le langage du grand médecin et philosophe Canguilhem. Elle est catégorielle, c’est-à-dire qualitative et non pas quantitative. Il y a une différence de nature et non simplement de dimension quantitative entre ces deux groupes. Il se trouve que j’ai une grand-mère (maternelle) juive dont la « race » a failli faire d’elle une victime du génocide, d’un crime donc contre l’humanité. Il se trouve aussi que mon père a été enrôlé de force par l’occupant nazi, ce qui faisait de lui une victime d’un crime de guerre. Mariée à un catholique, ma grand-mère juive n’a pas souffert dans sa chair. Mon père, par chance, a lui aussi sauvé sa peau. « Par miracle », disait sa mère, catholique fort croyante et pratiquante, qui a beaucoup prié pour son salut. Ma grand-mère juive était, à ma connaissance, plutôt agnostique. Dans toutes ces querelles, Dieu finira-t-il par reconnaître les siens ?

Au Yad-Vashem de Jérusalem comme au Musée de la Résistance à Esch-sur-Alzette, la science des historiens commémore la mémoire. Dans l’œuvre des « Stolpersteng », comme dans le tableau Guernica ou la symphonie Leningrad, l’art des plasticiens, peintres et autres musiciens fait revivre le souvenir à la manière d’un Proust savourant sa madeleine. Les scientifiques invitent à la réflexion, les artistes provoquent la catharsis, un retour du refoulé, un aller-retour dans le passé, un retour du passé dans le présent. Dans l’expérience de la madeleine de Proust le temps se trouve, d’une certaine façon, aboli, l’auteur étant pour ainsi dire plongé dans la tyrannie de l’instant. Mais il s’agit ici d’une tyrannie bienveillante qui abolit le temps dans cet instant qui fait coïncider l’expérience passée avec le vécu du présent. Le sujet jouit d’une certaine façon de l’éternité. Proust appelle « l’éternel moi » cet état de conscience d’un moi qui reste invariable dans le temps, de l’enfance à la vieillesse, et qui fonde son authenticité propre derrière toutes les masques identitaires successifs, ces véritables personae qui le constituent au fil de son existence. Dans ces instants enchanteurs d’éblouissement, la recherche du temps perdu se reconnaît dans le temps retrouvé. En trébuchant sur les « Stolpersteng », le citoyen d’aujourd’hui reproduit l’expérience de Proust et se (re)trouve pour ainsi dire nez à nez avec la victime, morte il y a plus d’un demi-siècle.

Et c’est justement dans le dernier tome de la Recherche que Proust évoque son trébuchement sur les pavés de la cour de l’hôtel de Guermantes : « Je reculai assez pour buter malgré moi contre des pavés assez mal équarris. Je restais à tituber un pied sur le pavé plus élevé, l’autre pied sur le pavé le plus bas. »

Proust nous le dit bien, s’il a trébuché et continue à tituber, c’est que les pavés sont inégaux. Il en va de même des pavés que le Jonglënsterlycée a lancé dans la mare de la mémoire. Il ne s’agit pas de décider lesquels de ces pavés sont plus hauts que les autres ou vice-versa, mais de distinguer les deux communautés de victimes du nazisme, sans verser dans une sanglante hiérarchie du malheur. Je viens de le rappeler, il y a d’un côté les victimes d’un crime contre l’humanité (juifs, tziganes, homosexuels, infirmes, etc.) assassinées pour ce qu’elles étaient, et de l’autre les victimes de crimes de guerre (enrôlés de force, opposants politiques, etc.) tués pour ce qu’elles faisaient ou ne faisaient pas. Les deux groupes, d’ailleurs, se définissent comme des sacrifiés : le journal des enrôlés de force s’appelait Les sacrifiés et « holocauste » est le terme biblique d’un sacrifice sanglant. Pour être fils d’un enrôlé de force et petit-fils d’une grand-mère juive, je suis, malgré moi pour ainsi dire, l’héritier des deux groupes. Remarquons d’ailleurs qu’au Luxembourg on parle des « enrôlés de force » en mettant l’accent sur le crime du malfaiteur, alors qu’en Alsace on évoque les « malgré-nous » pour privilégier le douloureux vécu de la victime.

Le devoir de mémoire exige un travail de mémoire. Et ce travail n’est pas sans danger, car l’horreur (in?)humaine de la shoah met en question notre propre humanité, dont Adorno s’est demandé si elle est encore capable, après 1945, d’écrire de la poésie qui est, après tout, le propre de l’humanité. Nous avons vu que ce travail de mémoire produit une division du travail entre artistes d’un côté, et scientifiques et enseignants de l’autre. Cette division du travail rappelle et éclaire la répartition toute fordienne des tâches dans les usines, y compris les usines de la mort. C’est elle qui a permis l’organisation industrielle du génocide en rendant aveugles au résultat final de la solution finale les willing executioners. Les gestes isolés font perdre de vue leur sens et semblent diluer les responsabilités. C’est cela que Hannah Arendt, rendant compte du procès Eichmann, a appelé la banalité du mal. Mais le pluriel de ces gestes et de ces responsabilités ne dispense pas du singulier, ni de la singularité du sujet humain : le geste appelle la responsabilité.

Les pierres de Günter Demnig portent bien leur nom : elles nous font achopper, trébucher et tituber, comme celles qui recouvraient la cour de l’hôtel des Guermantes. Mais elles ne nous font pas tomber, sauf dans la polémique. Elles nous invitent à baisser la tête pour lire le nom des victimes, donc à courber l’échine et à nous incliner devant leur retour. Les pierres d’achoppement font ainsi des victimes, de toutes les victimes, des revenantes. Le respect que nous devons aux enrôlés de force comme aux Juifs assassinés nous incite cependant à ne pas oublier et, partant, à souligner la particularité de leurs destins et à éviter d’amalgamer les différents parcours. Sinon, la pitié prend le dessus sur la piété.

Paul Rauchs
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