Cols blancs hors-la-loi

d'Lëtzebuerger Land vom 04.04.2025

L’on se dirige vers la première condamnation d’une banque pour blanchiment d’argent au Luxembourg. Un événement en apparence historique, d’autant plus que le dossier expose le pays à l’international. Mercredi, la banque privée Edmond de  Rothschild a plaidé coupable pour son implication dans le détournement du fonds souverain 1MDB. De l’argent qui devait « contribuer au bien-être du peuple malaisien », comme l’a souligné le procureur adjoint, Guy Breistroff, et qui a fini dans des coffres au Limpertsberg. L’ancien Premier ministre malaisien, Najib Razak, s’était servi plusieurs centaines de millions de dollars sur les quelques milliards de l’arnaque organisée entre 2009 et 2015, et a été condamné pour cela. Il avait été aidé par des complices tels que le financier émirati, Khadem Al Qubaisi (KAQ), lequel avait acheminé plus de 470 millions du pactole chez Edmond de Rothschild avant d’être à son tour condamné aux Émirats.

Mais l’accord passé devant les juges correctionnels cette semaine ne porte pas sur la manière par laquelle l’argent est arrivé dans la banque en dépit des réglementations antiblanchiment. Il porte sur une période bien spécifique, de septembre à décembre 2015, durant laquelle la filiale luxembourgeoise du groupe genevois a récupéré auprès de son client émirati l’argent (un peu plus de soixante millions de dollars) qu’elle lui avait prêté, bien que pouvant se douter à ce moment-là que ces sous avaient une origine douteuse. La peine envisagée : la confiscation de 25 millions d’euros d’avoirs saisis. Le prononcé est prévu le 22 mai. Durant l’audience mercredi, l’avocat d’Edmond de Rothschild, Jean-Luc Putz (Arendt & Medernach), a rappelé qu’en tant que personne morale, la banque ne faisait rien d’autre que répondre aux actes de ses dirigeants. « Anciens dirigeants » en l’espèce puisqu’ils ont tous été remplacés et que certains d’entre eux ont été inculpés. L’instruction vient d’être cloturée. Le parquet doit bucher sur les éventuels renvois devant le tribunal correctionnel. L’on verra alors si la banque privée aura son Luxleaks, c’est-à-dire une exposition publique des pratiques du secteur financier à cette période.

Car une jurisprudence du 26 février révélée la semaine dernière par Reporter.lu réduit l’éventualité qu’une banque ait à répondre à d’éventuels manquements à ses obligations de vigilance au cours d’une audience. La banque BCP et son avocat, Jean-Luc Putz (encore lui, un ancien juge) ont obtenu de la chambre du conseil de la Cour d’appel la reconnaissance du principe non bis in idem qui interdit une double sanction (et même une double poursuite en amont) pour les mêmes faits. Or, pour le secteur financier, la CSSF enquête et sanctionne généralement avant l’instruction et la condamnation judiciaires. Ici, Edmond de Rothschild a été coincée sur un volet qui n’a pas été couvert par l’amende de neuf millions d’euros prononcée contre elle en 2017 par le régulateur financier. La banque Havilland, également sanctionnée par la CSSF, pourrait donc échapper à une procédure pénale (sauf infractions connexes). Mais aussi BGL et Spuerkeess, toutes deux impliquées dans le détournement retentissant des fonds de Caritas et visées par la CSSF et le parquet. La procédure éminemment confidentielle de la CSSF et le caractère laconique de ses communiqués ne permettront pas à la société de comprendre comment le  préjudice qu’elle subit indirectement a pu être commis. C’est bien-sûr une atteinte à la publicité de la justice. Et une atteinte à la justice tout court puisque le régulateur concentre bien des pouvoirs. La CSSF juge de l’opportunité d’instruire, enquête, sanctionne et récupère l’amende. Le tout dans une opacité totale et avec des droits de la défense limités. 

L’application du non bis idem va également poser question dans les procédures impliquant d’autres autorités administratives. L’ITM sanctionne des manquements au droit du travail, comme le travail clandestin, qui peuvent aussi constituer des infractions pénales. Idem pour l’Administration des contributions directes. Pas question ici de mettre en doute la pertinence des juges (surtout pas). Seulement d’interpeller sur la nécessité d’adapter la loi. Une loi visant à clarifier la coopération entre les autorités administratives et judiciaires, une modification du code de procédure pénale ou des amendements pour les instances administratives concernées. Il en va de l’intérêt de la justice et de la démocratie. Sauf à considérer qu’il est préférable pour le secteur financier de ne pas punir le crime en col blanc.

Pierre Sorlut
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