Plus de bénéficiaires, moins d’heures facturables – vers une assistance judiciaire light ?

« Rucki Zucki »

d'Lëtzebuerger Land du 15.12.2017

Prenant à charge les frais d’avocat de quelque 6 000 justiciables par an, l’État luxembourgeois promet aux marginalisés un accès à la Justice. Pour les mineurs, réfugiés, pauvres et détenus qui bénéficient de cette assistance judiciaire (AJ) les enjeux sont très réels : asile ou expulsion, emprisonnement ou remise en liberté, divorce et garde des enfants. Cela fait plus de trois ans que le Barreau et le ministère de la Justice négocient sur les honoraires et horaires de l’AJ. Jusqu’ici sans grandes avancées. Or, interrogé par le Land, le ministre de la Justice, Félix Braz (Déi Gréng), fait une annonce inattendue.

Pour un client « normal », l’avocat d’affaires facture quelque 700 euros et l’avocat en contentieux autour de 200 euros l’heure. Pour un client qui a droit à une AJ, il est payé 87 euros l’heure, l’avocat-stagiaire 57 euros. Ce montant forfaitaire et non indexé fut augmenté en 2010 de 87,01 à 89,18 euros, puis ramené à 87 euros deux ans plus tard. D’après le bâtonnier, François Prum, le ministre de la Justice exclurait une augmentation de ce tarif dissuasif. « Au ministère, on nous a expliqué que, comparé à l’étranger, l’AJ était bien payée au Luxembourg », dit-il.

Contacté par le Land, Félix Braz refuse de discuter « point par point » le contenu des négociations avec le Barreau. Puis de balancer un mini-scoop : « Il faut élargir le cercle des bénéficiaires de l’assistance judiciaire. J’ai donné des instructions dans ce sens dans la maison. » Le mécanisme déterminant qui peut prétendre à l’AJ est en effet borné. L’AJ est liée au barème du revenu minimum garanti (RMG) et suit le principe du « all or nothing at all » : Celui qui touche le RMG y a droit entièrement ; celui qui gagne quelques dizaines d’euros de plus en est totalement exclu. Ce seuil, critiqué depuis des années par les associations d’avocats comme une injustice, conduit à une inégalité des armes, surtout dans les procès de divorce.

À dix mois des législatives, le ministre Braz plaide pour un mécanisme dégressif – plus on gagne, moins on serait remboursé –, mais reste vague quant aux modalités concrètes d’une telle levée des seuils. Cette annonce tardive surprend (agréablement) le Barreau. Car en plus de trois années de négociations, la question des seuils n’avait jamais été abordée par le ministère. À supposer que la déclaration ministérielle ne soit pas qu’un gimmick pré-électoral, elle aura également un prix : « Cela occasionnera des dépenses supplémentaires pour l’État, c’est vrai, dit Braz. C’est pour cela que nous avons besoin d’une forfaitisation qui nous permettra de garder le contrôle des coûts. » Ceux-ci tournent actuellement entre cinq et six millions d’euros par an. C’est justement là que se situe le nerf de la guerre.

Cela fait des mois que le ministère et le Barreau discutent sur les heures facturables dans le cadre d’une AJ. L’enjeu est de quantifier les minutes qu’un avocat peut facturer pour une correspondance, une consultation ou une recherche. Avant les vacances d’été, les Barreaux de Luxembourg et de Diekirch avaient soumis au ministère une proposition détaillée de 25 pages pour les grilles horaires. La contre-offre du ministère divisait la proposition du Barreau par un facteur de deux à trois. Là où le Barreau prévoyait une heure facturable, le ministère ne retenait qu’entre vingt et trente minutes. (Félix Braz n’a pas souhaité commenter cette divergence.)

« Qu’il y ait une marge, cela va de soi. Or, la proposition du ministère n’est pas réaliste, estime Prum. Si l’avocat est moins bien rémunéré que le plombier, alors on ne doit pas nécessairement s’attendre au meilleur service. L’avocat ne peut travailler à n’importe quel prix. Sinon nous nous retrouverons dans un système à deux classes, où l’avocat fait rucki-zucki traiter le dossier d’AJ par le petit stagiaire sans expérience. » Le Barreau aura une nouvelle entrevue avec le ministre fin janvier, et François Prum fait déjà jouer ses muscles. « Le ministère ne pourra nous imposer sa volonté de manière exclusive. Car je ne vois pas comment il voudra organiser l’AJ sans avocats... »

Reste que la forfaitisation, promue par le ministère et le Barreau, favorisera la diffusion des méthodes standardisées qui ont cours dans les grands cabinets de la place financière. Sauf qu’on ne plaide pas le droit d’asile pour une famille comme on calcule les prix de transfert pour un montage fiscal. Déjà aujourd’hui, les honoraires des AJ sont systématiquement revus à la baisse par le Barreau, qui avise rigoureusement chaque facture. Ce contrôle confraternel mobilise un département entier composé de quatre temps plein. Même s’ils restent officieux, le Barreau applique déjà des critères forfaitaires : X minutes pour une consultation, pour une assignation, pour une conclusion.

L’idée d’une taxe de solidarité intra-professionnelle frappant les cabinets ne faisant pas d’AJ reste taboue. Or, sur les dernières quarante années, le nombre d’avocats inscrits au barreau s’est multiplié par dix pour atteindre 2 400 personnes aujourd’hui. À part le jour de l’assermentation, les deux tiers des avocats ne vont jamais enfiler la toge. La profession se divise grosso modo entre ceux qui servent la clientèle locale et ceux qui s’occupent d’opérations financières internationales. S’il arrive à certains avocats d’affaires de se déplacer occasionnellement au tribunal, c’est pour y assurer le service après-vente de leur activité de conseil ­– c’est-à-dire si un montage financier ou fiscal s’écroule. Parmi les avocats plaidant encore devant les tribunaux, ceux qui acceptent de travailler sur un dossier d’AJ forment un groupuscule ultra-minoritaire. La responsable du Service assistance judiciaire au Barreau, Sandra Weis, estime leur nombre à « une petite centaine » : « Pour se retrouver dans les schémas de facturation, on ne peut pas le faire qu’occasionnellement. » À part quelques idéalistes, défendant la veuve, le réfugié et l’orphelin, les AJ attirent surtout des jeunes avocats précaires qui aspirent à se constituer un portefeuille de clients.

L’obligation de la commission d’office constituait longtemps une sorte de rite d’initiation pour les jeunes avocats. Ils étaient projetés dans les bas-fonds et confrontés aux petits délinquants, prostitués et junkies (lire ci-dessous). Mais pour éviter de devoir rédiger un procès-verbal en français, les policiers de garde préfèrent faire appel à des stagiaires luxembourgeois. Exeunt donc la majorité de stagiaires, qui sont francophones. Quant aux juristes ultra-spécialisés de la place financière, ils sont d’autant plus vite dépassés qu’ils peinent à trouver un maître de stage au sein de leur cabinet qui puisse les orienter dans les dossiers pénaux. Décidément, la fiction d’un Barreau unifié est de plus en plus difficile à maintenir.

Bernard Thomas
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