Les agences de supervision européennes alertent sur d’éventuels scénarios extrêmes et des second round effects qui pourraient affecter l’ensemble de l’économie réelle

Mauvais signes

Serge Allegrezza à Senningen
Photo: D.R.
d'Lëtzebuerger Land du 07.10.2022

Au lendemain la crise financière et économique de 2008-2009, l’Union Européenne a souhaité mettre en place trois autorités indépendantes de supervision du secteur financier. C’est ainsi qu’en 2010 ont été créées, en remplacement d’organismes préexistants, trois institutions surtout connues sous leur sigle anglais, l’EBA (European Banking Authority), l’Eiopa (European Insurance & Occupational Pensions Authority) et l’Esma (European Securities & Markets Authority). Elles travaillent de concert car les activités qu’elles supervisent sont étroitement liées entre elles. De ce fait il existe un Comité mixte des autorités européennes de supervision (Joint committee of the European Supervisory Authorities) qui publie des analyses de synthèse et émet des préconisations. C’est sous sa houlette qu’est paru le 12 septembre dernier le Report on risks and vulnerabilities in the EU financial system, un document assez court (douze pages) mais fort inquiétant dans son contenu, car, après avoir fait le bilan des différentes évolutions sanitaires, économiques et géopolitiques survenues en 2022, il en envisage les conséquences possibles et fournit quelques pistes pour les atténuer, à défaut de pouvoir y échapper.

Ses conclusions n’ont pas tardé à être reprises par un autre organisme européen (cette fois totalement nouveau) créé en 2010 et dépendant de la BCE, le Comité européen du risque systémique (CERS ou ESRB selon son sigle en anglais). Le 29 septembre, il a émis un « avertissement général » inédit depuis la crise de la dette souveraine en 2010, qui sonne comme un avis de tempête sur le secteur financier. L’ESRB n’y va pas par quatre chemins. Tout en reconnaissant que jusqu’à présent le système financier de l’UE s’est avéré résistant aux tensions économiques et politiques, il souligne que « la probabilité que des scénarios de risques extrêmes se matérialisent a augmenté depuis le début de 2022 et a été exacerbée par les récents développements géopolitiques ». Trois risques systémiques graves pour la stabilité financière ont été identifiés. On parle de risque systémique quand un événement particulier entraîne par réactions en chaîne d’importants effets négatifs sur l’ensemble d’un système donné, pouvant occasionner un dérèglement total de son fonctionnement. Par nature il est élevé dans le secteur financier, ce qui est d’autant plus dangereux que le plus souvent ses problèmes se diffusent à l’économie réelle.

Premièrement, la détérioration des perspectives économiques conjuguée à un rebond de l’inflation et au durcissement des conditions de financement fait craindre, en particulier dans les secteurs et les pays les plus touchés par une hausse rapide du prix de l’énergie, qu’une partie des entreprises et des ménages ne puissent plus rembourser leurs dettes. Deuxièmement, une chute brutale des prix des actifs réels et financiers pourrait survenir, amplifiant la volatilité du marché et provoquant des tensions sur la liquidité. Troisièmement, la détérioration de la conjoncture depuis début 2022 intervient à un moment où les conséquences économiques de la pandémie n’ont pas encore été purgées (par exemple le sort des prêts garantis par l’État). En plus de ces menaces graves, l’ESRB a aussi identifié plusieurs autres risques systémiques de niveau élevé.

Du côté de l’immobilier d’abord. La hausse des taux est susceptible de pénaliser les ménages déjà endettés et de dissuader les nouveaux acheteurs, surtout si l’on prend en compte la baisse de leur pouvoir d’achat due à l’inflation, exerçant une pression à la baisse sur les prix des logements. L’immobilier commercial est aussi secoué par la hausse des coûts de financement et des prix de la construction, par les goulots d’étranglement dans l’approvisionnement en matériaux de construction ainsi que par la baisse de la demande d’espaces de bureaux, due à l’essor du télétravail. La guerre en Ukraine a accru la probabilité de cyber-incidents à grande échelle, qui peuvent perturber les infrastructures sociales, économiques et financières essentielles. Le durcissement des conditions financières pèse aussi sur la dette souveraine. Dans plusieurs grands pays de l’UE comme la France ou l’Italie, le niveau élevé de l’endettement public demeure l’une des principales vulnérabilités. Enfin la situation des marchés de l’énergie et des matières premières suscite les plus vives inquiétudes.

Les risques pour la stabilité financière ne sont pas indépendants les uns des autres. Ils peuvent se matérialiser simultanément, interagissant ainsi entre eux et amplifiant l’impact de chacun. Par la nature même de leurs activités, les banques sont en première ligne car elles sont concernées par tous les risques identifiés par l’ESRB, même s’ils ne sont pas au même niveau d’un pays à l’autre. Par exemple en France, les prêts immobiliers aux ménages et les prêts d’équipement aux entreprises sont à taux fixes, ce qui protège les emprunteurs actuels contre la hausse des taux et limite les risques de défaut. L’ESRB attend des banques des « pratiques prudentes de gestion des risques » pour faire face aux pertes attendues et inattendues susceptibles d’être causées par la détérioration de l’environnement. Sont concernées leurs politiques de provisionnement mais aussi de planification des fonds propres. Leurs projections de capital nécessaire doivent s’appuyer sur des scénarios supposant des « tensions graves mais plausibles pendant des périodes prolongées ». À court terme les établissements de crédit devraient aussi « assurer une bonne visibilité de leurs risques de liquidité » et mettre en place des plans d’urgence concrets pour y faire face.

A priori, aucune mesure contraignante, comme l’interdiction de versements de dividendes pendant la crise sanitaire en 2020, n’est actuellement prévue. Mais le Comité n’exclut pas que les autorités imposent de nouveaux « coussins de fonds propres » ou plutôt un renforcement de ceux qui existent déjà. Il s’agit d’un instrument dit macroprudentiel créé par la directive européenne sur les exigences de fonds propres de juin 2013. L’objectif est de « protéger le système bancaire des pertes potentielles liées à l’exacerbation d’un risque systémique », en imposant au secteur bancaire, pays par pays, un supplément de fonds propres par rapport aux exigences actuelles (le ratio obligatoire de solvabilité dit Bâle III s’élève 10,5 pour cent). Au Luxembourg, son niveau est de 0,5 pour cent depuis début 2021. En France il a la même valeur mais, fin septembre, la Banque de France a envisagé qu’il soit porté à un pour cent début 2023, date à laquelle le Danemark le fixera à 2,5 pour cent.

Le coussin de fonds propres est constitué quand les choses vont bien et doit servir à renforcer la résilience du secteur bancaire pendant les périodes de tensions, lorsque les pertes se matérialisent. C’est pourquoi il est qualifié de « contracyclique ». C’est (en partie) grâce à lui que les banques pourraient maintenir leur offre de crédit à l’économie et atténuer un éventuel ralentissement. L’ESRB voit plutôt les choses en noir. Ainsi il ne mentionne que marginalement que la hausse des taux peut aussi être favorable au secteur bancaire, car elle permet d’améliorer ses marges d’intermédiation et donc sa rentabilité.

Les assureurs sont aussi touchés. Pas tellement par la guerre, dont l’impact a été contenu, car leur exposition aux actifs émis en Russie, en Ukraine et en Biélorussie était limitée : 8,3 milliards d’euros, soit moins de 0,1 pour cent de l’investissement total du secteur et les assureurs de l’UE n’avaient qu’une faible activité sur les marchés de ces pays, par l’intermédiaire de filiales de taille modeste. Mais dans ce secteur on craint des « effets de second tour » en raison de l’exposition à des branches elles-mêmes fortement exposées à la crise actuelle comme le secteur bancaire et les activités économiques sensibles aux prix de l’énergie. Du côté des ménages, les compagnies d’assurance redoutent les conséquences de la diminution du pouvoir d’achat dans leur activité dommages tandis que l’activité vie est déjà impactée par l’évolution des marchés financiers, qui pourrait provoquer pour l’ESRB une augmentation des risques de marché et de liquidité des assureurs.

Précisément la volatilité des marchés s’est fortement accrue. L’indice spécialisé européen VSTOXX avait connu un pic le 16 mars 2020 avant de revenir dès juillet 2020 à un niveau plutôt modeste qui a été tenu jusqu’en février 2022. Après un rebond limité au printemps, pour cause de conflit russo-ukrainien, il a navigué depuis, sauf au cœur de l’été dans des zones nettement plus élevées que son étiage précédent. Et depuis début janvier l’indice Eurostoxx 50 a perdu 21 pour cent de sa valeur. Les investisseurs, surtout les particuliers, sont d’autant plus désorientés que la grande majorité d’entre eux n’ont jamais connu de période d’inflation et en mesurent mal l’impact sur leurs portefeuilles.

La crainte d’un nouveau Lehman Brothers

La situation des entreprises européennes du secteur de l’énergie, confrontées à un manque de liquidités pour faire face à leurs engagements, inquiète fortement les banques. Grandes utilisatrices de « produits dérivés » pour se couvrir contre les fluctuations des prix, elles doivent répondre, quand la volatilité est plus forte que prévu, à des demandes de garanties supplémentaires pour mener à bien leurs opérations de trading : selon plusieurs estimations, le montant de ces « appels de marge » pourrait s’élever à 1 500 milliards de dollars ! Par exemple les prix de l’électricité sur le marché de gros ont bondi de 532 pour cent entre janvier 2021 et août 2022 à cause de la baisse de l’approvisionnement en gaz, ce qui déclenche une augmentation proportionnelle du besoin de garanties.

Les pressions sur la trésorerie de ces entreprises est énorme et une crise du même type que celle de Lehman Brothers pour les banques en 2008 est à craindre, d’autant que les préavis de paiement sont souvent très courts. Pour éviter cet effondrement l’Allemagne n’a pas hésité à nationaliser en urgence la société Uniper, premier importateur de gaz russe. L’Autriche a fait de même avec Wien Energie. En Finlande, en Suède et au Royaume-Uni des fonds publics de soutien aux énergéticiens ont été mis en place.

Le parallèle avec Lehman Brothers n’est pas neutre car les entreprises du secteur font appel aux banques pour les aider et la contrainte de trésorerie est reportée sur ces dernières, qui ont dû sortir plusieurs milliards de dollars tous les jours. Les banques européennes sont fortement exposées, avec un encours de prêts et avances aux groupes d’énergie qui s’élevait à 324 milliards d’euros à la fin juin. « Le soutien des banques a rapidement crû ces six derniers mois et elles atteignent un seuil où les limites internes de gestion des risques commencent à devenir contraignantes », juge l’EBA. De ce fait les banques souhaitaient que leurs contraintes en capital soient assouplies pour pouvoir fournir davantage de garanties aux énergéticiens confrontés à une conjoncture inédite.

Fin septembre l’EBA a catégoriquement rejeté cette demande et l’Esma s’est prononcée dans le même sens. Les expositions sur les dérivés sont concentrées entre les mains d’un très petit nombre de banques, la plus grosse totalisant à elle seule quarante pour cent de celles-ci, et les dix premières 90 pour cent. L’EBA admet toutefois que la « magnitude et la fréquence des demandes de collatéraux sont un vrai défi aujourd’hui ». Début septembre la présidente de la BCE Christine Lagarde avait déjà déclaré vouloir éviter le risque de transfert de la crise énergétique vers le secteur bancaire en « édulcorant les exigences prudentielles dans les opérations de dérivés ».

Georges Canto
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