Économie solidaire et soumissions

Plantage

d'Lëtzebuerger Land vom 24.04.2008

L’économie solidaire a pris un de ses mauvais coups dont on ne sait pas encore aujourd’hui si elle s’en relèvera indemne. Le tribunal administratif a annulé la semaine dernière, à la demande de deux entreprises du bâtiment, Polygone sàrl et Batichimie, un gros marché public relatif à l’entretien du réseau autoroutier qui fut attribué en mars 2007 à Objectif plein emploi (d'Land, 22 février 2008). Cette PME du « petit boulot », qui avait effectué auparavant les mêmes travaux d’entretien via des conventions successives avec l’État, sans que les autorités ne passent par le mécanisme de la soumission publique, avait alors rem­porté les offres haut la main, laissant avec ses prix au plancher loin derrière elle ses principaux concurrents. 

La portée de cette décision de la juridiction administrative est hautement symbolique, même s’il ne fait pas beaucoup de doute que le ministère des Travaux publics fera appel devant la Cour administrative. Le jugement intervient d’abord en plein débat sur le projet de loi sur le chômage social qui devrait donner une dimension légale aux associations sans but lucratif de l’économie solidaire (Objectif plein emploi, Forum pour l’emploi, etc) et leur ouvrir grand la porte des soumissions publiques – ce qui bien sûr fait pousser des cris d’orfraie aux entreprises de l’économie dite « normale ». Il y a aussi et surtout que le gouvernement n’en est plus à ses premiers essais avec les entreprises de la « tiers économie », qui, outre qu’elles cachent si bien les chômeurs, grignotent peu à peu des parts de marché et raflent les appels d’offres qui font intervenir des critères de développement durable et de réinsertion sociale, avec notamment l’obligation d’employer un certain quota de travailleurs sous contrat d’auxiliaires temporaires (CAT). Ces facteurs constituant un élément déterminant pour l’attribution des marchés. Ils risquaient de le devenir encore davantage. Les juges administratifs y ont toutefois apporté un coup d’arrêt. Du moins provisoirement. 

Les autorités ont d’ailleurs pris très au sérieux le danger des recours de Polygone et de Batichimie en se payant, pour assurer leur défense, les services d’un avocat largement rompu à la procédure administrative. C’est dire l’enjeu économique et social de ce qui se jouait devant la juridiction administrative. 

Tout le talent du juriste n’a toutefois pas suffi à faire pencher la balance du côté de l’État et d’Objectif plein emploi. Les assaillants l’ont emporté haut la main. Le dossier devant les juges s’est joué sur un point crucial de droit que les entreprises privées et les organisations professionnelles s’impatientaient de voir enfin trancher : les asbl échappent-elles aux contraintes de la loi modifiée du 28 décembre 1988 qui réglemente l’accès aux professions d’artisans, d’industriels ainsi qu’à certaines professions libérales, ce qui du coup les dispense d’autorisation d’établissement ? Le règlement grand-ducal du 7 juillet 2003 sur les marchés publics (en application de la loi du 30 juin 2003) limiterait la participation à des soumissions publiques aux seules entreprises ayant qualité de « s’occuper professionnellement de l’exécution de travaux ». À cela s’ajouterait une condition de la « probité commerciale », c’est-à-dire l’exigence d’une autorisation, ce qui fait défaut tant à OPE qu’à Forum.  

L’État avait soutenu mordicus que la législation sur les marchés publics est ouverte aux asbl de type OPE dans la mesure où ces structures ont la qualité « incontestable » d’entreprise, quand bien même elle ne poursuivent pas de but lucratifs et ne constituent ni des commerçants ni des industriels.  Appréciation pour le moins contestée.

Pour trancher dans le vif, les juges administratifs ont passé à la loupe la législation du 21 avril 1928 sur les associations sans but lucratif pour voir dans quelle mesure ces structures dites « solidaires » pouvaient être admises à se comporter comme des entreprises de travaux publics du secteur privé. Le verdict est sévère. D’abord, a souligné le tribunal dans son jugement du 16 avril, « l’activité d’entreprise de travaux publics est à ranger, par application de l’article 2 du Code de Commerce, dans les actes de commerce objectifs que le législateur a déclaré être commerciaux par nature, indépendamment de la qualité de celui qui les fait, ces actes étant supposés exercés dans le but de réaliser un bénéfice ». Un point.OPE, précisent encore les juges, « indépendamment de la question de l’absence de recherche d’un gain matériel dans le chef de ses membres, s’est proposée d’effectuer des opérations commerciales, ce qui ne rentre dès lors pas dans la définition retenue à l’article 1er de la loi modifiée du 21 avril (sur les asbl, Ndlr) ». Cette même loi et ce même article 1er, souligne enfin le jugement, feraient obstacle à ce qu’une asbl se livre à des opérations du type de celle requise pour l’exécution du marché public li­tigieux « en ce que cette exécution re­quiert l’exercice répété d’opérations commerciales à titre professionnel ».

L’état actuel du droit sur les asbl, parce qu’il est lacunaire, ne permet donc pas au ministre des Travaux publics d’adjuger des marchés à OPE. Le même constat doit sans doute aussi valoir pour les autres «  intiatives » pour l’emploi, qui se revendiquent des entreprises sans en avoir toutes les contraintes. Le gouvernement est désormais dans de beaux draps, à moins de modifier dare-dare le droit sur les associations et de mettre sur pied une nouvelle race hybride d’asbl. En attendant, le ministre des Travaux publics, s’il est cohérent, sera bien obligé d’annuler toutes les soumissions qui ont déjà été attribuées aux initiatives pour l’emploi. 

Véronique Poujol
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