Les musées, vieux de quelque 240 ans, auraient-ils fait leur temps, remplacés par
les fondations, collections, qui ne répondent plus à la vocation de l’Aufklärung

Les motivations collectionneuses

d'Lëtzebuerger Land vom 07.10.2022

À bon escient, au moment de la mort de la reine Elizabeth II, le critique du Monde Harry Bellet a fait remarquer que la couronne britannique possède le plus grand patrimoine artistique privé du monde. Quelque 200 000 œuvres, ce qui représente près d’un tiers du Louvre, c’est toujours ça. Estimé il y a une dizaine d’années à plus de onze milliards d’euros. Des peintures, autour de 7 000, des aquarelles, dessins et estampes, des photographies, du mobilier, des bijoux, des tapisseries. Mais la reine elle-même a peu acheté. Tout cela, ou presque, remonte très loin en arrière, au quinzième siècle avec les Tudors. C’est au siècle suivant que Henry VIII fit faire son portrait par Holbein le Jeune, œuvre détruite en 1698 dans un incendie, connue par bon nombre de copies.

Ce portrait en dit long sur l’intention du client, ou disons du commanditaire, et à côté du talent, non moins de la complaisance, voire de la servilité de l’artiste à cette époque. Henry VIII dans son accoutrement royal, il se tient debout, les jambes écartées, breitbeinig, en allemand, les mains appuyées sur ses hanches, la mine et le regard sombres peut-être, quoi qu’il en soit, tout respire, voire pue le pouvoir la puissance. Et c’est bien ce que l’Histoire a retenu de lui, jusque pour l’exécution de deux de ses six épouses.

Nous en sommes encore au temps des palais et de leur décoration, d’un art miroir de l’autorité, des cabinets de curiosités, Wunderkammern qui apparaissent à la Renaissance, première étape dans une saisie plus scientifique du monde. Avec le mélange hétéroclite des studioli des Italiens, du cabinet d’art et de merveilles justement, de l’archiduc Ferdinand II dans le château d’Ambras. Pour reprendre le Littré : des naturalia, des artificialia, des scientifica, des exotica. Et cependant déjà l’édition de catalogues, des inventaires illustrés, on se mit à être friands de diffusion, et la demande des savants européens fut stimulante.

On ne va pas essayer de départager ceux qui revendiquent d’être les premiers dans la course des musées, de toute façon, ceux d’histoire naturelle sont arrivés en tête. Pour notre propos, les arts plastiques, deux concurrents attirent l’attention, tous deux dans la deuxième moitié du 18e siècle. D’une part, le Louvre, né d’une préfiguration en 1775 pour la présentation des chefs d’œuvre de la collection de la Couronne. Il sera inauguré en 1793 avec nom de Muséum central des arts de la République. D’autre part, le Fridericianum, de Cassel, dans l’espace libéré par le démantèlement des fortifications après le guerre de Sept Ans. Il doit son nom à son initiateur, le Landgraf Friedrich II. Avec le début de la construction en 1779, ce sera le premier bâtiment conçu dès l’origine comme un musée.

Quelles que soient les circonstances, tous se rallient à l’idéologie des Lumières, d’où la triple fonction du musée, du moins telle qu’elle a été comprise pendant quelque 240 ans, jusqu’à très récemment : lieu où l’on collecte et conserve les œuvres, les restaure en cas de besoin ; on les expose (pour le plaisir et l’éducation du public) ou les entrepose en réserve ; on les classe, les étudie, ou du moins en offre la possibilité aux chercheurs. Les musées, aujourd’hui, achètent de moins en moins, faute de moyens ; nos États seraient-ils devenus plus pauvres, ou radins, se délesteraient-ils d’une charge qui pèse, ou alors céderaient-ils à une tendance néolibérale privilégiant le privé contre le public ? C’est la voie qui est prise, témoin non seulement les œuvres, de même les personnes censées s’en occuper, en prendre soin : la fuite des compétences doit inquiéter, au moment de ces lignes, la directrice de la conservation et des collections du musée d’Orsay s’en va pour rejoindre le secteur privé et la galerie Kamel Mennour. Question de rémunération, de conditions de travail ?

Les fondations, les estates, il s’en crée de plus en plus. On se nimbe avec l’art, il peut servir de cache-turpitude, à l’exemple de la famille Sackler (propriétaire de Purdue Pharma et de Mundipharma) combattus par Nan Goldin pour les milliards de dollars qu’elle a faits avec les opioïdes et les victimes américaines. Bien sûr, on ne niera pas à la tête de telles institutions, de telles entreprises, des dirigeants épris et connaisseurs d’art. La question est toutefois permise s’il ne s’agit pas en premier de marketing, de renommée, pour ne pas dire de vulgaire publicité, ou de propagande, dans le cas des pays, à qui il arrive d’aller dans la même direction, c’est-à-dire l’abandon de la vocation de l’Aufklärung, pour l’événementiel et la communication, le réseautage dont il s’avère un outil efficace.

On concédera volontiers que l’art, lui non plus, n’est pas resté inchangé, pérenne, au cours des deux derniers siècles. Et que le changement, depuis les années 1980, a été plus profond, et plus radical que jamais, il ne s’agissait plus seulement de style. Il a touché à ce qu’il faut bien appeler le paradigme même de l’art : Documenta fifteen (en dehors ou au-delà des autres controverses) en a donné une preuve éclatante, avec les collectivités du commissariat, des artistes, les procédés plus que les œuvres, l’activisme et conséquemment l’éthique plus que l’esthétique. Mais notre propos concerne avant le maniement de l’art, sa réception dans la société, et à Kassel toujours, les vives réactions dès le choix des organisateurs de ruangrupa n’en disent pas moins long : contre cette orientation nouvelle de l’art se sont élevées telles forces, du marché, habitué à faire la valeur, à partir des sommes en jeu.

Des magnats d’affaires, des milliardaires, jouent aujourd’hui sur tous les terrains, maisons de vente aux enchères, et fondations ou expositions ; une même financiarisation a saisi l’art comme le football. On atteint le comble avec le groupe Pinault, qui détient Christie’s d’un côté, les centres d’art de la Dogana et du Palazzo Grassi, à Venise, de la Bourse de commerce, à Paris, de l’autre. Arnault, Leclerc, pour rester en France, suivent à distance. Mais on n’y échappe nulle part, jusque dans les petits pays.

Businessman ou collectionneur, se demandait naguère Challenges, magazine économique au sujet de François Pinault (il est vrai que LVMH, dirigé par Bernard Arnault, possède quarante pour cent du capital du magazine, et la rivalité des deux hommes est connue). Dans le titre de l’article, un autre qualificatif était employé : le parrain de l’art contemporain, qu’on interprétera comme on voudra, chacun à sa guise. De Henry VIII à Pinault, ou les avatars du pouvoir.

Lucien Kayser
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