Les ministres des Affaires étrangères européens entrent, le visage grave, dans la salle de réunion du European Convention Center au Kirchberg. Puis arrive Xavier Bettel (DP). Sa main droite tient la bretelle de son sac à dos posé sur son épaule. « Bonjouuuuuuur. Bonjour, vous allez-bien ? », demande le ministre aux membres du protocole amusés par la bonne humeur du Luxembourgeois. « Et vous-même ? – Toujouuuurs », répond Bettel le badin, progressant vers sa place. La haute représentante pour les Affaires étrangères de l’UE, Kaja Kallas, et le Premier ministre de l’Autorité palestinienne, Mohammad Mustafa, se serrent la main de manière solennelle. Le Palestinien enlace
ensuite la ministre slovène, Tanja Fajon, qui a mené son pays vers la reconnaissance de la Palestine l’an dernier. Xavier Bettel interrompt l’embrassade dans l’hilarité. Le Premier ministre palestinien reprend son sérieux et s’assoit sur son fauteuil en similicuir beige. La Commissaire européenne pour la Méditerranée, Dubravka Šuica, pose calmement ses dossiers sur le bureau quand Xavier Bettel, encore lui, passe derrière : « Heeeeeeeeeeey », s’exclame-t-il face à la Croate quand elle se tourne vers lui. Le chef de la diplomatie luxembourgeoise lui tient les mains, claque deux bises : « I just come back from Osaka ». Le ministre des Affaires étrangères de l’Irlande, Simon Harris, serre à son tour la main de Mohammad Mustafa et étreint le Palestinien dans une grande solennité. L’Irlande a aussi reconnu l’État de Palestine en 2024. Xavier Bettel, lui, plaisante avec ses homologues italien et grec, assis sur la table du premier. On le voit dans la dernière séquence de cette capsule d’1,43 minute montée par le Conseil européen à l’issue de la réunion des ministres des Affaires étrangères en marge de laquelle a été organisé le « premier dialogue politique de haut-niveau entre l’UE et la Palestine ». Un moment historique. Mais dans leur communication en ligne, le Conseil précisent avec un astérisque au-dessus du mot Palestine : « This designation shall not be construed as recognition of a State of Palestine and is without prejudice to the individual positions of the member states on this issue. »
Tel est justement le sujet de fond de cette première réunion du genre. La situation des Palestiniens n’a jamais été aussi dramatique. En Cisjordanie, l’armée israélienne mène des opérations militaires et laisse les colons violents impunément maltraiter la population arabe. Dans la bande de Gaza, Tsahal a tué plus de 50 000 Palestiniens ces 18 derniers mois. Plus d’une centaine de milliers des deux millions d’habitants ont été blessés. Le gouvernement de Benyamin Netanyahu, qui a détruit une grande majorité des infrastructures sur place, bloque l’entrée de l’aide humanitaire et l’approvisionnement en électricité. La semaine passée, sur son retour d’un déplacement en Égypte à proximité de la bande de Gaza où il a rencontré des victimes palestiniennes, le président français, Emmanuel Macron, a annoncé son souhait de reconnaître l’État palestinien lors d’une conférence internationale coorganisée le 17 juin (date donnée lundi par le Premier ministre de l’Autorité palestinienne) avec l’Arabie saoudite. Le régime de Mohammed ben Salmane reconnaîtrait l’État d’Israël dans ce cadre. L’enjeu consiste d’ici-là à mobiliser un maximum d’États dans ce processus de « reconnaissance réciproque » et de matérialisation de la solution à deux États. Une fois la Palestine reconnue (avec un seul gouvernement opérant, sans le Hamas, en Cisjordanie, à Jérusalem-Est et à Gaza), il sera plus facile aux Palestiniens de faire valoir leurs droits. 149 États, dont douze de l’UE, ont déjà reconnu la Palestine.
« Plusieurs pays » auraient déjà partagé leur intention de reconnaître la souveraineté palestinienne, a témoigné le Premier ministre Mustafa lors de la conférence de presse finale lundi après une journée de meetings bi- et multilatéraux. Bluff ou réelle dynamique ? L’intéressé n’a pas voulu préciser de quels pays il s’agissait. Pour le gouvernement luxembourgeois, l’instant est « crucial ». Mohammad Mustafa parle de « moment de vérité ». « Israël doit être tenue responsable. Nous demandons de la clarté. Le silence inspire l’impunité. (…) Il n’est pas question-là de politique mais de vie ou de mort pour les Palestiniens », souligne-t-il en référence à la peur de nombreux États européens à cibler la responsabilité du gouvernement de Benyamin Netanyahu.
Lundi, après avoir partagé les photos de lui en train de jouer aux quilles dans le pavillon luxembourgeois pour l’ouverture de l’exposition universelle à Osaka, Xavier Bettel « déplore », avec un mois de retard, « la rupture du cessez-le-feu » à Gaza. Sans préciser qu’Israël l’a rompu. Un élément de langage du Conseil européen diffusé dans la journée. Le chef de la diplomatie luxembourgeoise fait le service minimum. Selon deux sources diplomatiques, Xavier Bettel ne croit pas en la pertinence d’une reconnaissance à court terme. La peur de fâcher Israël et les États-Unis dominerait. Les relations diplomatiques de l’État hébreu avec les pays qui ont reconnu la Palestine l’an passé ont été rompues, fait valoir un interlocuteur.
Dans son allocution devant la presse, Kaja Kallas a elle exprimé sa « solidarité avec le peuple palestinien » et souligné que la réponse d’Israël aux attaques terroristes du 7 octobre était « disproportionnée ». Interrogée sur les sanctions inopérantes contre une poignée de colons violents votées par le Conseil européen, la « high rep » peine à cacher son malaise : « Vous savez comment sont les pays à cet égard », introduit-elle. Elle se réfère à la volonté des États de sanctionner un représentant du Hamas pour chaque colon violent… « mais il ne reste plus beaucoup de noms », côté organisation islamiste. « Il est clair que si l’on déplore par les mots, il nous faudrait aussi poursuivre par des actes. Mais c’est difficile à 27 », poursuit l’Estonienne. Un constat d’impuissance accablant. Alors de quoi le premier dialogue politique de haut niveau entre l’UE et la Palestine a-t-il accouché lundi ? D’un plan de financement de 1,6 milliard d’euros sur trois ans (dont 400 millions de prêt de la Banque européenne d’investissement) pour assurer la survie des Palestiniens, en échange de réformes de leur part. L’UE n’est pas associée au processus politique de paix au Proche-Orient, mais est le principal pourvoyeur de fonds des Palestiniens et le premier partenaire commercial d’Israël.
« À notre peuple qui nous observe depuis la Palestine et le reste du monde : votre voix a été entendue aujourd’hui. Nous portons votre douleur et votre espoir. Restez fidèles à vos aspirations pour la liberté et l’indépendance », a conclu Mohammad Mustafa lundi soir. Dans la matinée, Xavier Bettel l’avait convié sur la terrasse du ministère comme il le fait régulièrement avec ses hôtes quand la météo le permet. L’un de ses collaborateurs a pris une photo des deux hommes face à la skyline du Kirchberg où ils se rendront après midi. Il se pourrait bien que l’un contemple l’avenir et l’autre tourne le dos au présent.