Brexit

De quoi Turing est-il le nom ?

d'Lëtzebuerger Land du 29.01.2021

C’est bien connu. Il suffit que Boris Johnson promette une chose pour qu’il fasse le contraire quelque temps plus tard. En janvier de l’année dernière, lors d’un débat animé au Parlement britannique, le Premier ministre rudoyait Douglas Chapman, un député du Scottish National Party, qui s’inquiétait du possible retrait britannique du programme Erasmus après le Brexit : « Vous racontez n’importe quoi, s’offusqua Johnson, notre participation au programme Erasmus n’est pas menacée et nous continuerons à y participer ! » Or le 24 décembre, Johnson annonçait que dans le cadre de l’accord avec l’Union européenne, le Royaume-Uni se retirait du programme d’échange qui, depuis 1987, avait permis à des millions d’étudiants, d’universitaires et de professionnels européens de séjourner à l’étranger. Même si le gouvernement britannique avançait des raisons économiques pour expliquer sa décision, elle semblait inévitable étant donné la logique essentiellement xénophobe du Brexit. Or même après sa sortie de l’Union européenne, le Royaume-Uni aurait pu continuer à profiter des possibilités offertes par Erasmus+, puisque le programme est également ouvert aux pays qui ne sont pas membres de l’Union. 

La décision fut rapidement condamnée par le Premier ministre de l’Ecosse, Nicola Sturgeon : « Mettre fin à la participation du Royaume-Uni à Erasmus – une initiative qui a élargi les opportunités et les horizons pour tant de jeunes – est du vandalisme culturel de la part du gouvernement britannique. » Depuis l’annonce de cette décision, le gouvernement écossais étudie les alternatives qui pourraient permettre le maintien des universités écossaises dans le programme. Le gouvernement irlandais a d’ores et déjà tendu sa main aux étudiants en Irlande du nord et promis de libérer des fonds pour financer la participation des étudiants en Ulster au programme. Ces développements confirment que l’isolationnisme du gouvernement de Johnson et sa volonté de rompre avec l’Europe ont surtout exacerbé l’isolation de l’Angleterre au sein d’un royaume plus désuni que jamais.

Toutefois, le 26 décembre, le gouvernement annonçait la création du programme Turing qui allait, selon le ministre de l’Éducation, Gavin Williamson, offrir de nouvelles opportunités aux étudiants britanniques : « Nous avons maintenant la possibilité d’élargir les possibilités d’étudier à l’étranger et de voir plus d’étudiants de tous horizons bénéficier de l’expérience. Nous avons conçu un programme véritablement international qui se concentre sur nos priorités, offre un réel rapport qualité-prix et constitue une partie importante de notre promesse de niveler le Royaume-Uni vers le haut. Ces opportunités profiteront à la fois à nos étudiants et à nos employeurs, tout en renforçant nos liens avec des partenaires du monde entier. » Or le langage flamboyant ne peut cacher le fait qu’il n’existe guère d’information concrète sur la forme que prendra ce programme, ni sur son financement qui devrait coûter près de cent millions de livres sterling. Il est frappant que le programme de remplacement semble être réduit à sa dimension estudiantine et que la notion d’échange ne fait pas partie des réflexions de ses concepteurs.

C’est d’ailleurs sans doute pour cela que le gouvernement a décidé de nommer le nouveau programme d’après Alan Turing, le génial mathématicien et père de l’informatique, dont les travaux permirent de décrypter les messages de la machine Enigma utilisée par les armées nazies. Si Erasmus, nommé en hommage à un symbole d’un certain humanisme paneuropéen, était censé promouvoir l’amitié entre les peuples dans l’esprit de l’idée européenne qui naquit au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, le choix de Turing nous replonge au cœur du conflit qui déchira l’Europe et le monde. Certains s’offusqueront de cette interprétation réductrice et noteront, avec raison, que le choix d’Alan Turing est aussi une façon de célébrer la mémoire d’un grand homme de science qui n’obtint aucune reconnaissance de son vivant et fut discriminé à maintes reprises à cause de son homosexualité. Cet argument est tout à fait valable. Toutefois si le but du gouvernement britannique était de lutter contre les préjugés homophobes, il aurait pu se contenter d’Erasme, qui lui aussi aimait les hommes et ne s’en cachait pas.

Mais il est vrai que les architectes du Brexit ne s’intéressent guère à des penseurs tels qu’Erasme qui préparèrent le terrain à l’émergence des Lumières. Tout au contraire, ils semblent fascinés par la logique des anti Lumières, ces courants de pensée, nationalistes, autoritaires et xénophobes, qui engendrèrent diverses formes de fascisme. En effet l’idéologie du Brexit et sa peur de l’étranger partagent de nombreux antécédents philosophiques avec le national-socialisme que le génie d’Alan Turing contribua à défaire. En fin de compte, Alan Turing et Erasme auraient sans doute bien des choses à se raconter et, sans nul doute, bien des combats à mener ensemble..

Laurent Mignon
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