Suivez mon regard

d'Lëtzebuerger Land vom 07.10.2022

L’enquête menée par le Luxembourg Institute of Socio-Economic Research (Liser) sur la fréquentation des musées (d’Land 19.08.2022) a montré que l’âge mais surtout le niveau d’éducation et la catégorie socioprofessionnelle sont les facteurs déterminants quant à la visite des musées et des sites patrimoniaux. Ces lieux cherchent donc à réduire ces écarts et à attirer des publics éloignés de la culture par le biais de programmes de médiation spécifiques et d’outils de communications ciblés. Une des questions qui se pose quant à l’accès aux œuvres et aux collections est la manière dont elles sont perçues et comprises. Cela permet d’ajuster la pratique de l’accompagnement à la perception des visiteurs, en particulier des groupes les moins familiers avec l’environnement muséal. Pour étudier ces questions, on a généralement recours à des outils écrits ou verbaux : enquêtes, interviews, questionnaires. Décrire en mots ce que l’on voit n’est pas forcément chose aisée et s’avère souvent biaisé : « Le recours à la verbalisation introduit une distorsion catégorielle de la réception des images », note Mathias Blanc dans Regard et signification : la réception des peintures par le tracé d’annotation. Chercheur à l’Université du Luxembourg et membre associé au Centre de recherches de l’École du Louvre, il s’intéresse à la manière dont les visiteurs regardent les œuvres et peuvent ainsi participer à la médiation vers d’autres visiteurs. Une autre technique pour suivre le regard est l’eye-tracking (ou oculométrie), qui consiste à enregistrer via une caméra les mouvements oculaires afin de savoir où le regard se pose. Tout en étant utile, cette méthode est très lourde à mettre en place techniquement et invasive dans le cadre d’un musée ou d’une galerie.

Pourquoi demander au public de dire ce qu’il voit alors qu’il peut nous le montrer ? interroge le chercheur. Il utilise dès lors une application qu’il a développée au CNRS. Ikonikat (pour Ikonik Analysis Toolkit), c’est son nom, aide à mieux comprendre la réception des images d’art par les visiteurs selon leur profil sociologique (âge, niveau de formation…) et permet des comparaisons inter-individuelles et inter-culturelle en contournant les barrières linguistiques. Concrètement, le visiteur est muni d’une tablette tactile où s’affiche une reproduction numérique de la peinture (ou de la photographie) qu’il a en face de lui. On lui demande de marquer du doigt les zones significatives de l’image – ce qui attire son regard en premier, ce qu’il estime saisissant – en ajoutant des lignes, des courbes, des points. Le visiteur de tout âge et ne disposant pas forcément du vocabulaire technique pour analyser une image, peut montrer, sans avoir recours aux mots, ce qu’il pense pertinent dans l’œuvre qu’il regarde. Dans un deuxième temps, les visiteurs sont amenés à discuter entre eux de leurs ressentis respectifs. « En passant par le tracé, Ikonikat offre la possibilité de retarder le moment de l’énonciation verbale face aux œuvres et, par conséquent, de soutenir l’expérience esthétique visuelle du visiteur », poursuit Mathias Blanc. En fin de compte, les annotations graphiques sont consignées et transformées en cartes de chaleur des tracés qui donnent une idée globale des zones les plus sensibles du tableau en fonction des publics.

L’outil permet non seulement de récolter des tracés mais aussi d’obtenir des statistiques iconométriques sur l’enchaînement des tracés et ainsi de repérer ces différences de cheminement dans la lecture de l’image. Un même énoncé peut cacher des conceptions divergentes que le passage par le tracé mettra au jour. Un article du Journal du CNRS rapporte l’expérience menée face au tableau La Laitière, de Vermeer qui a été montré à des enfants de dix ans et à leurs enseignants. Les enfants et les adultes utilisent la même phrase pour décrire l’œuvre : « la laitière verse le lait dans le pot ». Mais l’utilisation d’Ikonikat a révélé que les adultes montraient d’abord la laitière, le sujet de la phrase, tandis que les enfants commençaient par les mains du personnage et le pot en se concentrant donc sur l’action. « Ils disent apparemment la même chose, mais ne montrent pas les éléments dans le même ordre », pointe le sociologue.

Après une première expérience sur le terrain menée au Louvre-Lens lors de l’exposition Le Mystère Le Nain, en 2017, Mathias Blanc a poursuivi sa recherche avec son collègue Boris Traue, professeur à l’Université du Luxembourg, et des étudiants du Bachelor en sciences sociales et éducatives au sein de l’exposition Family of Man installée au château de Clervaux. Plusieurs groupes différents ont analysé sept images de la collection Steichen, sept pièces emblématiques sélectionnées par Anke Reitz, la conservatrice en chef de la collection. Les groupes de visiteurs ont été choisis pour leurs différences d’âge, de parcours et de compétences. Le chercheur a ainsi travaillé avec deux groupes d’une maison relais, une classe de lycée, un groupe d’une école pour jeunes adultes, un groupe d’anciens combattants, un groupe d’une maison de retraite, un groupe d’étudiants en sciences de l’éducation et un groupe de personnes affectées de troubles du spectre de l’autisme. Face à l’image de Bob Jakobsen (Father & son, 1940) où un jeune soldat embrasse un enfant qui pleure et le câline d’un bras alors qu’il tient son arme dans l’autre, les différentes cartes de chaleur montrent l’importance relative accordée aux différentes personnes. « Les personnes âgées soulignent le fort lien entre l’enfant, l’adulte et l’arme alors que le groupe de l’École nationale pour adultes met davantage l’accent sur la relation forte entre l’adulte et l’enfant, l’arme paraissant comme un élément secondaire », décrit Mathias Blanc. Mais le commentaire d’un des jeunes surprend : « Un des jeunes associe fortement l’arme et la tête du soldat et dissocie ces tracés de celui sur le visage de l’enfant. La personne qui a effectué ces tracés expose ensuite verbalement qu’il pense que le soldat réconforte l’enfant parce qu’il n’a pas le choix et doit le tuer. » Cette interprétation est inattendue et ne correspond pas au message de paix voulu par Steichen pour cette exposition. « Cette interprétation provenait d’un jeune réfugié et a ouvert un espace de discussion inattendu. » Face à une autre photo, Children playing in a graveyard West Virginia de Jerry Cooke (1943), « le groupe CIPA se focalise plus sur les tombes et leur environnement et ne font mention des enfants jouant que pour dire qu’ils ne devraient pas jouer dans un cimetière. Le groupe de vétérans au contraire se focalise particulièrement sur le groupe d’enfants. Lors de la discussion ils expliquent qu’ils trouvent cela positif de voir des enfants jouer, c’est-à-dire en amenant de la vie dans le cimetière », décrit le sociologue en ajoutant « un autre rapport à la mort se fait jour à travers ces interprétations et c’est l’occasion de collecter ses représentations sociales et de les exprimer. »

« Les découvertes et analyses apportées par le biais d’Ikonikat permettent d’adapter le discours muséal aux différents publics », explique Mathias Blanc. Il va plus loin : « Le discours muséal qui ne tiendrait pas compte de cette lecture-là renforce le sentiment de violence symbolique chez ceux qui se sentent déjà exclus des musées qui se disent qu’ils ne comprennent rien et que ce n’est pas pour eux. Il ne tient qu’aux médiateurs d’adapter leurs discours en y intégrant les différents types de lecture révélés par des outils comme Ikonikat. » Si les publics n’ont pas de pouvoir décisionnel sur les collections ou les expositions, la collecte de leurs interprétations peut faire l’objet de réflexions en vue de futurs programmes. Pour les musées et centres d’art, cette analyse souligne l’intérêt des démarches participatives pour inclure la diversité des regards des publics. Ne pas cantonner ces regards à un rôle de spectateur en les rendant disponibles pour de futurs publics est une manière de valoriser le musée comme espace de discussion et d’y inclure le public.

France Clarinval
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