Le 7 septembre 2024, lors de la cérémonie de clôture du Festival de Venise, la réalisatrice Maura Delpero reçoit le Lion d’argent pour son film Vermiglio. Pour ceux qui comprennent un peu l’italien, ce titre évoque immédiatement une couleur : le « rosso vermiglio » désigne une nuance particulière de rouge vif, entre l’orange foncé et le pourpre, vermeil ou vermillon en français. Cependant, comme l’expliquait la réalisatrice elle-même pendant son discours de remerciement, le mot « vermiglio » ne fait pas référence à la couleur – qui à vrai dire, apparait très rarement dans ses images. Vermiglio est ici le nom d’un petit village du Trentin, peuplé d’un millier d’âmes ou à peine plus, juché à 1 200 mètres d’altitude, où est né le père de la cinéaste. Ce titre en dit long : il annonce d’abord un projet intime, familial, presque « généalogique », tout en évoquant un cinéma fortement enraciné dans un territoire, ancré dans une situation géographique. Un cinéma qui naît d’une connaissance profonde et directe des lieux où il est filmé, et qui semble jaillir spontanément de la terre, des ruisseaux et des arbres.
Cette impression est confirmée par le parcours artistique de la réalisatrice. Maura Delpero est issue d’un long apprentissage dans le documentaire ; un genre qui, plus que tout autre, forme à l’observation patiente des espaces. Elle a fait son début dans le cinéma de fiction avec Maternal, une coproduction italo-argentine. Le titre original, Hogar, qui signifie « refuge » en espagnol, désigne le foyer de Buenos Aires où se déroule l’histoire du film. Ce film traite d’un thème bien différent de Vermiglio – celui de trois femmes seules, incarnant trois modèles de maternité variés et « irréguliers » –, mais il est significatif que la réalisatrice ait choisi, là encore, de nommer son film d’après le lieu où l’histoire prend place. Encore une fois, c’est l’espace qui agit comme dénominateur commun, pivot narratif et centre émotionnel du récit.
Vermiglio, en effet, n’est pas seulement l’histoire d’un village, mais aussi celle d’une famille. Nous sommes au printemps 1944, la guerre civile fait rage dans un Nord de l’Italie dévasté, déchiré entre fascistes, nazis, partisans et Alliés. Le fils du maître d’école revient du front accompagné d’un déserteur, un jeune Sicilien. Ce dernier devra se cacher dans les Alpes, là où la guerre n’est pas encore arrivée, et où elle ne viendra jamais. Pour la famille, l’arrivée du Sicilien représente un petit séisme dans une vie quotidienne marquée par les leçons du père, à peine suffisantes pour apprendre à lire et à écrire, et par les tâches domestiques – traire une vache, la conduire au pâturage, la nourrir, l’abreuver.
La réalisatrice tisse un récit collectif, mettant l’accent davantage sur la description que sur l’action elle-même. Dans son regard de cinéaste se trouvent deux vocations bien distinctes : d’une part, une quête de réalisme qui se traduit par un récit minutieux de la vie quotidienne ; d’autre part, un goût pour une mise en scène élégante, jamais maniérée mais assurément picturale (la réalisatrice cite les œuvres du peintre Giovanni Segantini, célèbre pour ses paysages montagneux, où les cimes enneigées, les alpages et les scènes de vie pastorale reviennent fréquemment). Ainsi, la structure de Vermiglio repose sur une contradiction apparente : des sujets simples et modestes sont mis en scène à travers une esthétique soignée, mais jamais affectée. C’est grâce à cette sensibilité que le film acquiert une dimension lyrique, un peu comme la poésie qui puise sa force dans un vocabulaire simple et quotidien, et, en ce sens, d’une intensité remarquable.
Parmi les références culturelles et visuelles de Delpero, outre Segantini, on peut facilement discerner Ermanno Olmi et notamment son film L’arbre aux sabots – l’un des titres les plus marquants du cinéma italien post-néoréaliste. En s’inscrivant dans la lignée littéraire du vérisme, de Giovanni Verga à Luigi Capuana, Olmi mettait en scène la campagne lombarde de la fin du 19e siècle, marquée par une vie de pauvreté extrême. Avec cette œuvre capitale, Palme d’or à Cannes en 1978, le réalisateur proposait une vision audacieuse d’un cinéma à la fois érudit et paysan, sacré et en même temps humble – une poétique qui semble correspondre à l’horizon esthétique et idéologique cherché également par Delpero.
Dans cette logique profondément « olmienne », il faut aussi entendre le traitement particulier réservé par le film au paysage montagnard : destination de vacances par excellence, avec un immense potentiel scénographique, la montagne est la véritable protagoniste de Vermiglio. Cependant, elle échappe à toute représentation folklorique ou touristique de l’environnement. Il suffit de constater que la cinéaste utilise rarement le plan large – le point de vue des cartes postales, ou des brochures destinées aux touristes étrangers – préférant presque toujours le plan moyen, celui qui permet de relier au mieux l’homme au paysage, le personnage à la scène.
Dans l’univers visuel et dramaturgique de Vermiglio, la figure humaine s’intègre naturellement, dans une continuité fluide d’image et de son. Reprenons encore une fois le bref discours de remerciement prononcé par Maura Delpero lors de la remise du prix à Venise : la réalisatrice, qui a filmé tout son long-métrage en dialecte trentin, précise que ce choix était motivé non seulement par des raisons philologiques, mais aussi esthétiques. L’utilisation de la langue dialectale, dit-elle, a été essentielle pour construire la « musique intérieure » du film.
Ensuite, Delpero s’attarde sur le casting, presque entièrement composé de visages inconnus. Un choix rendu possible, selon ses dires, grâce au système de financement public italien au « cinéma de qualité ». Sans ce soutien, il aurait été impossible de se soustraire aux logiques de marché, qui imposent de choisir des acteurs célèbres pour convaincre les producteurs du potentiel commercial du film. À l’exception de Tommaso Ragno, qui incarne le père de famille, les autres personnages de Vermiglio sont interprétés par des acteurs très peu connus, ce qui s’harmonise parfaitement avec l’imaginaire rural du film. Ce choix, à la fois cohérent et risqué, démontre que Delpero possède un talent particulier pour diriger ses acteurs, capables de délivrer des performances subtiles, nuancées, réalistes. Avec leurs corps encore jeunes, les acteurs ont su donner substance au travail de description psychologique déjà entamé dès l’écriture du scénario.
C’est précisément dans l’écriture du film, marquée par une polyphonie qui ne devient jamais chaotique, que se manifestent les grands thèmes historiques et sociaux du récit : le pouvoir émancipateur de l’éducation, dans un contexte difficile mais non désespéré ; le traumatisme de la guerre, évoqué uniquement par métonymie ; le mystère insaisissable du désir féminin, abordé à travers une adhésion totale à la subjectivité des personnages – des femmes réprimées, écrasées par les codes de conduite d’une Italie résolument catholique.
Dans l’exploration des relations sentimentales, racontées sans excès de mélodrame, s’exprime le regard personnel de Delpero, qui démontre un intérêt spécifique pour des différentes formes de maternité : en ce sens Vermiglio, qui raconte une grossesse solitaire, d’abord joyeuse puis tragiquement douloureuse, n’est qu’un autre volet du projet entamé avec Maternal, où des mères très diverses sont décrites avec la même dignité et la même tendresse. Dans cette exploration des modèles maternels, qui défient la structure rigide de la Sainte Famille chrétienne, Delpero inscrit une vision idéologique devenue un véritable agenda esthétique : l’exercice de la piété vers les personnages les plus modestes, la pratique quotidienne de l’empathie.