L’ère du soupçon

d'Lëtzebuerger Land du 25.04.2025

« Le discours du président peut faire bouger les marchés, et il a rapporté des milliards à certains traders. Savaient-ils ce qu’il allait dire avant qu’il le dise ? » Cette phrase n’a pas été écrite début avril 2025, mais le 16 octobre 2019, dans le magazine Vanity Fair, en faisant déjà référence à Donald Trump ! Prémonitoire, elle s’applique parfaitement aux évènements survenus entre le 2 et le 9 avril derniers, qui permettent au Parti démocrate américain, de sortir de sa léthargie en menaçant l’occupant de la Maison-Blanche et ses proches de poursuites pour manipulation de marché et délits d’initiés.

Dans l’après-midi du 2 avril, qualifié de Liberation Day par le président, il a présenté une impressionnante liste de nouveaux droits de douane devant s’appliquer, en plus des taxes en vigueur, à la quasi-totalité des pays du monde, même les territoires les plus improbables. Cette annonce a choqué par l’ampleur des hausses prévues et, a aussitôt fait plonger les marchés à New-York (- 3,3 pour cent pour l’indice S&P 500, - 4,4 pour cent pour le Nasdaq 100).

La baisse, la plus forte depuis 2020, s’est poursuivie les jours suivants, faisant partir en fumée des milliards de dollars de capitalisation boursière, avec un impact inévitable sur tous les marchés financiers de la planète, sans que cela paraisse émouvoir outre mesure l’occupant de la Maison-Blanche, beaucoup plus préoccupé par les tensions sur le marché obligataire (d’Land du 18 avril).

Mais à peine une semaine plus tard, il postait sur son réseau Truth Social, à 9 h 37 précisément, soit 7 minutes après l’ouverture de Wall Street, un message en majuscules : « This Is A Great Time To Buy !!! DJT »1. Malgré cette invite sans équivoque, les cours n’ont pas rebondi dans la matinée, pour la bonne raison que les investisseurs s’attendaient à la poursuite de la baisse tant que les tariffs annoncés restaient en vigueur. D’où la surprise, le même jour, en début d’après-midi quand Donald Trump a décrété, à 13 h 18, heure de la côte est, une « pause » de trois mois dans la mise en œuvre des hausses de droits de douane, pour l’ensemble de pays sauf la Chine.

Une décision qui a fait aussitôt flamber les marchés aux États-Unis et quelques heures plus tard en Asie et en Europe. Le Nasdaq a bondi de 12,2 pour cent sur la journée du 9 avril, le S&P 500 a progressé de dix pour cent, le Dow Jones gagnant 3 000 points en une seule séance, un record. Ceux qui ont acheté entre le 2 avril après-midi et le 9 avril au matin, puis revendu le 9 avril après-midi ou les jours suivants ont engrangé plusieurs centaines de milliards de dollars.

Ces faits permettent-ils de caractériser une manipulation de marché, comme l’ont aussitôt clamé les opposants à Trump ? Si elle était avérée, elle serait totalement hors normes pour plusieurs raisons. Habituellement une manipulation de marché porte sur une valeur ou un petit ensemble de valeurs (un secteur d’activité par exemple) et non pas sur un marché entier, avec des sommes colossales en jeu. Ses auteurs sont le plus souvent des professionnels de la bourse ou de grands investisseurs. Ici la personne suspectée n’est autre que le plus puissant chef d’État de la planète.

Donald Trump ne pouvait ignorer que son annonce sur les tariffs allait faire chuter les cours, tout en admettant, chose rare de sa part, qu’il « ne savait pas que cela aurait un tel impact ». En effet la chose s’était déjà produite de manière plus limitée, le 3 mars 2025, avec la décision d’appliquer des droits de douane de 25 pour cent sur les importations canadiennes et mexicaines : l’indice S&P 500 a immédiatement reculé de 1,76 pour cent tandis que le Nasdaq perdait 2,64 pour cent. Les titres de l’industrie automobile et du commerce de détail américains ont été particulièrement touchés à cette occasion. Mais ils ont rebondi trois jours plus tard quand le report d’un mois de ces mesures a été décidé. Trump savait donc pertinemment que l’annonce d’un moratoire sur les droits de douane allait faire fortement remonter les cours.

Pour les détracteurs de Trump, il n’y a guère de doute : « le président américain a pris part à la plus grande manipulation de marché de l’histoire » ont déclaré des membres démocrates de la commission des services financiers de la Chambre des représentants. Toutefois, s’il est clair que les mouvements des marchés sont directement liés aux déclarations de Trump des 2 et 9 avril, une incrimination du président pour manipulation n’est possible que si l’on peut démontrer son intention de « faire bouger les marchés » aux fins de commettre, ou de faire commettre, un délit d’initié.

Il pourrait facilement protester de sa bonne foi, en faisant valoir qu’il était dans son rôle en prenant des décisions sur les droits de douane, annoncées dès sa campagne, et qu’il n’était pas responsable de la réaction des marchés au moment de l’annonce de leur instauration ou de leur retrait temporaire.

Il en aurait été tout autrement si, comme le suspectait Vanity Fair en 2019, il avait proféré un mensonge afin de faire délibérément bouger le marché. Pour autant, des variations aussi brutales des cours en un temps réduit, ouvrent la voie à de possibles délits d’initiés. Une incrimination a priori plus solide mais à nouveau, dans ce cas précis, difficile à étayer.

La notion d’information privilégiée est au cœur du dispositif. Pour être qualifiée comme telle en Europe (directive et règlement sur les abus de marché de 2014) une information doit être précise et non encore publique, et, rendue publique, elle pourrait influencer de façon significative le cours d’une valeur. La personne qui la détient est un(e) initié(e). Si elle l’utilise ou la transmet pour réaliser ou faire réaliser des opérations sur les titres concernés, le délit d’initié est constitué.

Dans le cas étudié, l’information privilégiée est évidemment la connaissance de la volte-face de Donald Trump sur les droits de douane. Quoique de portée générale, elle est précise, et sa divulgation le 9 avril à 13 h 18, heure de la côte est des États-Unis, a bouleversé le marché dans son ensemble (et non pas une valeur en particulier, comme le prévoit la réglementation). Qui la détenait ? Forcément le président lui-même. Mais en raison de son impulsivité notoire il n’est pas exclu que sa décision ait été prise peu de temps avant d’être annoncée, peut-être seulement dans la matinée du 9 avril en constatant l’inefficacité de son appel à acheter. S’il a pris sa décision plus tôt, le 7 ou le 8 avril, quand les tensions étaient au plus haut sur le marché obligataire, il est difficile de savoir si ses proches (famille élargie, cercle d’amis, collaborateurs directs) étaient au courant. Ils pouvaient simplement se douter d’un revirement imminent, en mesurant les pressions exercées sur Trump par l’évolution des marchés et par les récriminations dans son propre camp. Ses enfants et certains conseillers qui le poussaient à faire une pause sont particulièrement visés. Mais leur raisonnement a pu être fait par des milliers d’investisseurs avisés, comme l’a montré, avant l’annonce de la pause, l’augmentation du nombre des options d’achat sur actions (calls), signe d’une anticipation de rebond des marchés.

En matière de délit d’initié la temporalité est essentielle. Tous ceux qui ont acheté à bas prix dans la matinée du 9 avril pourront toujours dire qu’ils ont suivi le conseil du président. Des doutes persistent pour ceux qui ont acheté avant, par exemple le mardi 8 avril. C’est le cas de Marjorie Taylor Greene, représentante républicaine de Géorgie et proche de Donald Trump, qui a acquis ce jour-là pour plusieurs dizaines de milliers de dollars d’actions dans des sociétés comme Apple, Amazon, Tesla ou Nvidia. Les élus démocrates comptent bien sur la Securities and Exchange Commission (SEC) pour sortir les noms des potentiels auteurs de délits d’initiés. Ils risquent d’être déçus.

Le jour même de l’entrée en fonction de Trump, Paul Atkins, un fidèle du président, a pris la tête de la SEC. Comme avec la Fed, la Maison-Blanche veut placer la SEC sous son contrôle direct, avec des prérogatives rognées. Peu probable dans ces conditions de la voir enquêter sur de possibles malversations financières touchant au président ou à ses proches. Jean-Luc Demarty, ancien directeur général de l’agriculture, puis du commerce extérieur à la Commission européenne, dénonçant « l’éthique douteuse » de Trump et de son entourage, se demandait le 16 avril « s’il y a encore assez de fonctionnaires non terrorisés pour faire respecter la loi ». Certains élus démocrates ont d’ailleurs demandé aux gouverneurs et à leurs procureurs, de se substituer à la SEC en cas de défaillances dans l’exercice de son rôle de régulateur.

L’enjeu est de taille. Selon le quotidien français Les Échos, « l’hégémonie de Wall Street sur les marchés financiers mondiaux repose en partie sur la fiabilité de son système judiciaire et réglementaire ». Le moindre doute sur l’intégrité des marchés et sur l’indépendance de leur superviseur, éroderait encore plus la confiance des investisseurs, déjà bien entamée, avec les conséquences toxiques que l’on peut imaginer. p

1 À noter que les lettres DJT sont à la fois les initiales de Donald John Trump et le code boursier, sur le Nasdaq, de la société Trump Media & Technology Group, dont il est l’actionnaire principal

Georges Canto
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