La politique contre la pandémie a oscillé entre panique et procrastination.
Il faut changer de cap

Comment s’en sortir

d'Lëtzebuerger Land du 03.12.2021

En suivant l’actualité, qui, depuis près de deux ans, est largement consacrée à la pandémie du Covid-19, on finit inévitablement par ressentir une sensation de déjà-vu. La montée des chiffres et les discussions sur les mesures à prendre ressemblent étrangement à ceux qui dominaient l’actualité au début de l’hiver dernier. On est, dès lors, forcé de s’interroger sur les raisons de cette tragique réplication.

Plusieurs choses ont, il est vrai, changé, et expliquent des différences importantes. Il y a d’abord l’apparition du variant Delta du coronavirus SARS CoV-2 munie d’une capacité de transmission doublée par rapport à la souche de référence antérieure. Ce doublement affaiblit effectivement l’efficacité de la vaccination sur la transmission d’à peu près quarante pour cent, mais ne l’abolit pas totalement comme le voudraient faire croire quelques esprits obscurcis. La protection contre les formes grave du Covid reste largement intacte. Vient ensuite une fatigue croissante se répandant parmi les acteurs du système de santé, non seulement parmi ceux qui affrontent les infections en première ligne, mais bien à tous les niveaux. Un peu partout, on doit constater des démissions de soignants et des fermetures de lits. Même si ces fermetures ont épargné le Luxembourg, on constate que cet épuisement aiguise la situation de pénurie locale des ressources humaines.

Finalement, la mouvance protéiforme de Corona-négationnistes s’est mutée en opposition à la vaccination ainsi qu’à toute autre mesure de maîtrise de la pandémie. Ce mouvement dépasse le « Lumpenproletariat » folkloriste de la soi-disante « marche blanche ». Il se nourrit d’un tissu dense de rumeurs, de contre-vérités grotesques et de falsifications médiocres mis en circulation par une galaxie complotiste dont les liens avec l’extrême-droite européenne et américaine ont été suffisamment mis en évidence. Une surface d’intersection le lie ainsi à l’ADR qui cherche, non sans un certain succès, à récupérer le mouvement antivax et à le faire fondre dans son courant d’opposition à la nouvelle Constitution. Pour mieux saisir l’énormité de cette forme hybride issue à la fois de l’échec scolaire et d’une angoisse permanente, on pourrait citer les 4 900 signatures qu’a récemment récoltées une pétition qui réclame l’interdiction de « vaccins de type thérapie génétique », alors qu’une telle chose est en réalité inexistante. Hélas, ce noyau antivax n’explique pas à lui tout seul le taux de vaccination insuffisant. Le prétendre, ce serait non seulement lui donner trop de crédibilité, mais aussi négliger les autres causes, moins visibles. À commencer par le manque d’informations ciblées envers les différents groupes sociaux.

Si beaucoup de choses ont évolué depuis le début de la pandémie, une chose n’a pas changé ; à savoir cette permanente oscillation entre la panique générant l’improvisation d’un côté, et la procrastination, de l’autre, les deux s’entretenant mutuellement. La panique d’abord : le taux de vaccination stagne, on fait miroiter un « Freedom Day ». La pression de certains secteurs économiques grandit, voilà qu’on introduit un pass sanitaire et des tests rapides antigéniques peu performants, servant surtout d’échappatoire à ceux qui refusent de se faire vacciner. Aucune de ces mesures n’est évaluée en détail. La procrastination ensuite : L’effet aggravant du variant Delta est connu depuis le début de l’année. On savait qu’il finirait par rendre nécessaire, au cas où il deviendrait la souche dominante, un relèvement du plateau vaccinal. Des modélisations très précises prouvaient qu’à plafond bas, et sans mesures de réduction des contacts accessoires, l’épidémie allait repartir de plus belle à la rentrée. En plus, le gouvernement dispose, fait peu commun en Europe, d’un moyen d’évaluation assez précis pour mesurer la circulation du virus à partir de sa présence dans les eaux usées. Mais il n’en fait rien, gardant les yeux rivés sur la ligne bleue d’un indicateur tardif qu’est le taux d’occupation des lits en soins intensifs.

Le gouvernement répète ainsi la même erreur qu’il avait déjà commise lors de la deuxième vaque. Le mort d’ordre relevant de la fameuse pensée magique devient alors : autant d’infections dans une semaine donnée, mais peu ou pas d’hospitalisations. On feint d’ignorer que la puissance épidémique du Covid fait que, parmi ces infectés, une fraction petite mais constante se retrouvera en soins intensifs trois à quatre semaines plus tard. La situation au Luxembourg reflète en miniature celle de ses pays-voisins. La crête de la vague énorme à laquelle on s’attend en Allemagne (et qui a été longtemps cachée par le recours à des indicateurs trop tardifs) n’épargnera très probablement pas le Luxembourg, toutes proportions gardées.

La procrastination domine également au niveau de la nécessaire revaccination de la population par une troisième dose, mesure tout à fait habituelle pour la plupart des vaccins développés jusqu’à présent. Dès début septembre, les chercheurs israéliens avaient publié des données qui montraient que seul un « booster » allait pouvoir garantir un niveau utile de protection immunitaire, dont le déclin était également à prévoir, du moins dans une très large mesure. Or, le gouvernement se dispensera d’agir à l’échelle nécessaire et ce sera au Parlement d’insister sur une généralisation du rappel.

Même constat de procrastination en ce qui concerne la vaccination des enfants, très peu préparée par une campagne d’information ciblée des parents. Hélas, une des raisons de ces manquements se situe au niveau des institutions techniques européennes. Celles-ci sont à l’origine de ce retard, ayant visiblement attendu des décisions d’Outre-Atlantique. Retard qui n’a fait alors que s’allonger au niveau des commissions techniques luxembourgeoises. Celles-ci sont gorgées de fonctionnaires, travaillant certes d’arrache-pied, mais qui, par définition, sont peu indépendants par rapport à leur hiérarchie politique. À propos de l’indépendance problématique des experts, il faut citer le rapport médiocre nommé d’après son auteur, Jeannot Waringo. Ce rapport apparaît comme un pur produit de la panique du chef de gouvernement à un moment où la question de la responsabilité politique quant à la mortalité dans les maisons de repos était soulevée. Soyons cependant rassurés : l’intelligence collective des experts luxembourgeois leur aura fort heureusement épargné le ridicule des commissions techniques allemandes (comme la Stiko ; Ständige Impfkommission) qui accumulent des retards jusqu’à six mois.

À l’aube de la quatrième année de pandémie de Covid-19, la liste de choses qui devraient changer pour de bon est longue et complexe. Cependant, sans ces changements, on ne peut espérer s’en sortir. L’alerte sur un nouveau variant, découvert il y a une semaine dans la région de Pretoria, confirme l’urgence. À moyen terme, la seule alternative aux réformes sera l’approfondissement d’une crise sociale et économique, qui sera peut-être irréversible.

En priorité, il faut réclamer et soutenir des changements au niveau européens : Les mécanismes, comme l’European Centre for Disease Control (ECDC), mis en place il y a presque vingt ans après la crise du coronavirus du Sras, ne fonctionnent plus, ou très mal. Les institutions nationales de veille sanitaire des différents États membres travaillent en parallèle et non conjointement alors que la lutte contre les grands fléaux est une responsabilité affirmée par le Traité européen. Les états-majors de crise communiquent peu entre eux. Les pays du Nord ignorent les splendides expériences des pays du Sud, se privant ainsi des moyens de répliquer ces succès indéniables. Combien utile nous aurait été une instance européenne pour évaluer la performance des vaccins et des tests ! Hélas, elle est bloquée depuis lurette. Les ressources spécialisées de l’Union sont trop faibles, et ceci n’a que renforcé notre dépendance vis-à-vis des États-Unis et de l’Organisation mondiale de santé, paralysée, elle aussi, par certains États membres puissants.

Il faut se rendre compte qu’au niveau européen, cette crise sanitaire offre l’occasion d’avancer à grands pas vers une politique fédérale de santé. Elle devait aussi inciter les États membres à réparer durablement leurs systèmes de santé rongés par l’austérité et, pour le Luxembourg, à se délivrer de la primauté du secteur privé. L’asservissement au privé apparaît comme un égarement singulier. Il s’est encore renforcé durant la pandémie avec l’externalisation de fonctions souveraines de santé publique vers des consultants privés sans expérience, et le gaspillage de sommes astronomiques refilées aux labos privés se retrouvant en situation de monopole pour les tests PCR. Sans doute, le moment est venu de reparler d’un système national de la santé, idée revendiquée jadis par l’OGBL.

Un tel système unifié permettra de mieux utiliser les compétences scientifiques et techniques qui se développent rapidement au Luxembourg et qui risquent d’être accaparées par le secteur de la médecine du profit et par l’académisme improductif. Il faudrait ainsi fusionner une partie du Luxembourg Institute of Health (LIH) et le nouvel Observatoire de la Santé, afin de cimenter une continuité dans la production et l’utilisation du savoir. Un nouveau mandat de recherche devra se consacrer à l’évaluation de l’efficacité des mesures de santé publique.

Remplaçant l’esprit de lucre par celui de la solidarité, il faudra créer et développer la prévention des maladies afin qu’elle prenne corps dans la population, mobilisant les communautés et toutes les forces professionnelles du secteur. La première étape de cette mobilisation pourrait être de remporter la victoire contre la pandémie. Elle ne fera pas l’impasse sur le nécessaire capacité de suivi des contacts, resté en état de faiblesse et qui se retrouve rapidement débordé à chaque vague. Elle redéployera les moyens des onéreuses et inefficaces campagne d’information gouvernementale pour rapprocher la science des citoyens. Cette mobilisation, une fois montée en puissance et pouvant accrocher à son tableau de chasse le combat victorieux contre la pandémie, pourra alors se porter vers le prochain défi, d’envergure encore plus grande, celui visant à mitiger, puis réduire pour ensuite écarter les pires effets de la catastrophe climatique.

Imagine-t-on les dégâts sanitaires que causerait une onde de chaleur de trois semaines à 48° Celsius, chose tout à fait possible dans le cadre des événements climatiques extrêmes que l’on peut déjà observer ? En effet, la grande leçon de la pandémie est d’ores et déjà qu’un état permanent de préparation au désastre sera nécessaire pour en limiter les pires effets. Nous avons vu que cette préparation ne s’obtient pas par des résolutions politiques multiples et variées. Comme la lutte contre la transmission de l’infection, la lutte contre le dérèglement climatique est l’affaire de tout un chacun. À chaque moment et en chaque endroit. Pour cela, il faut de nouvelles structures sociales et politiques qui rendent compte de leur performance et qui sont mises à l’abri des manœuvres politiciennes. La ressemblance ne s’arrête pas là, elle se trouve également à la source. Une majorité de vaccinés se trouve à la merci d’une minorité d’obstructionnistes, de sectaires et d’idéologues libertariens pour qui la vie humaine est une donnée abstraite car non comptable. Tout comme une majorité des futures victimes du désastre climatique sont à la merci de pollueurs de haut niveau et de fétichistes de la consommation.

Nous savons que pour en finir, la vaccination ne suffira pas, même si elle atteindrait un taux très élevé. Mais nous savons également que l’élimination du SARS-CoV-2 ne pourra se faire sans elle. Discutée il y a un an – et trop sommairement discréditée – cette idée d’élimination fait à présent un retour remarqué. Elle se base sur de nombreuses études et expériences de terrain. Des observations sur la période récente, notamment menées par un groupe de chercheurs en économie et en épidémiologie, démontrent l’avantage économique et sociétal de la réalisation de cet objectif d’élimination. Il est vrai qu’il devra passer par une campagne de confinement ciblée, se basant sur des instruments sélectifs encore à développer et à préciser par une recherche appliquée si scandaleusement négligée. Sur cette base rationnelle, bien transmise à la population dont la confiance sera gagnée, la campagne sera à mener sans lacune ni défaillance et à coordonner finement au niveau européen sitôt la transmission virale durablement ralentie par l’immunisation. Les mois difficiles à venir le montreront qu’il n’y a pas d’alternative à une telle stratégie de sortie robuste. Il faut dès à présent la mettre en avant et la planifier. Ce sera le seul investissement qui comptera pour notre futur.

Michel Pletschette est médecin spécialisé en microbiologie et en épidémiologie des infections.
Ancien chef de clinique à l’École de médecine de Hanovre, il a travaillé entre 1992 et 2017 à la Commission européenne, où il a dirigé le département d’évaluation des politiques sanitaires. Il est actuellement attaché au département des maladies infectieuses et tropicales de la Ludwig Maximilian Universität à Munich.

Michel Pletschette
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