Politique culturelle

Quelques rappels salutaires

d'Lëtzebuerger Land du 31.10.2014

Que des gouvernants s’imaginent (l’idée seule s’avère honteuse) pouvoir piocher dans le patrimoine, le piller, pour joindre les deux bouts, il faudra peut-être s’y faire à l’avenir. Tantôt c’est une œuvre de Picasso qui risque de faire les frais, tantôt deux œuvres d’Andy Warhol, qu’une entreprise qui dépend du Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie souhaite vendre chez Christie’s pour combler des déficits budgétaires. Et dans les deux cas, pour faire face au scandale, d’argumenter que les œuvres en question ne font pas partie directement du patrimoine, n’appartiennent pas à des musées ; le Picasso est resté dans notre pays par accident (où le ministère des Finances a cru plus rentable d’acheter que d’indemniser), les Warhol, eux, appartiennent à la NRW-Bank, ou plus exactement à Westspiel. Heureuse exception culturelle, mais elle ne vaut que pour la France, où l’inaliénabilité met le patrimoine à l’abri des modes, des lubies des conservateurs et des appétits des politiques.

Il semble hélas que les protestations soient inefficaces chez nos voisins allemands, que la vente aux enchères se fasse le 12 novembre prochain (où l’estimation monte dans les cent millions de dollars). L’affaire aurait été bien moins juteuse avec notre Picasso, voire déficitaire, et difficile de dire qui des deux, coup dans l’eau ou indignation, a fait reculer.

Les réactions, en tout cas, ont fait du bien. Malheureusement, tels qui défendaient bec et ongles Picasso n’ont pas résisté à la tentation, à l’occasion qui s’offrait de s’en prendre, avec une égale virulence, à l’art contemporain et à la collection qui a été initiée en gros dans les années 80. Cela oblige à revenir en arrière, à commencer par exemple à demander où étaient les voix, dans l’après-guerre, à s’élever pour réclamer un musée d’art moderne (où le nom aurait fait sens) et l’établissement d’une véritable collection. Le principal responsable, à l’époque, avait son propre point de vue, peu de moyens, et pour chaque achat, il lui fallait le feu vert d’un ministre quand même peu porté sur la nouveauté.

De la sorte, pas d’art américain à Luxembourg, pas d’art allemand, pas d’art italien. Chose navrante, et l’on y est toujours ramené lors de visites dans des musées à l’étranger. Comme à Saint-Etienne, ville moins privilégiée que notre pays, où une famille propriétaire d’une chaîne de grande distribution a encouragé la construction d’un musée, des achats d’œuvres, et quel bonheur aujourd’hui d’y trouver pas moins de trois Frank Stella. Autre exemple qui en dit long : à la Kunstsammlung, à Düsseldorf, pléthore d’œuvres de la première moitié du vingtième siècle. L’excellent Schmalenbach en est responsable, mais vous y regardez de près, que d’achats ont été réalisés avec l’argent du WDR (de la radio du coin). Rien de pareil dans notre pays, nenni. Pour ne nommer que ces deux-là, ni RTL ni ARBED n’ont strictement rien déboursé, ni noblesse, ni grande bourgeoisie collectionneuses, et l’on restait condamné au néant, tout était à commencer à zéro.

Cette situation a fait qu’il était impossible d’accueillir la prose du ministère, toute pompeuse, non moins creuse, autrement qu’avec un gros éclat de rire (jaune), au moment où le projet se faisait jour d’un musée d’art moderne. Il devait (le nom le trahit encore) reprendre l’art du vingtième, déboucher sur le vingt-et-unième. Illusion que toute cela, parfaire ignorance des faits, et particulièrement du marché. Avec l’argent mis à disposition (et rogné au fil du temps), comment faire pour acheter la moindre œuvre importante (il aurait fallu y mettre les moyens de plusieurs années de budget).

Non, le temps perdu ne se rattrape pas. Non, indépendamment de toute considération esthétique (et pas besoin d’enfoncer toujours les mêmes portes pour la défense de l’art contemporain), de toute considération politique au sens le plus ancien du terme (l’art a à faire avec son temps, s’il est le fait de créateurs, ceux-là vivent hic et nunc), il n’y avait, il n’y a qu’une orientation possible (même si le musée dans son architecture et dans son nom signalent un sens contraire).

Pour conclure, juste ceci. À Londres, la semaine passée, aux enchères de Sotheby’s, un Manzoni a atteint la somme record de 12,6 millions de livres. J’en entends déjà dire ou brailler que c’est cher payé pour de la « merda d’artista ». Non, il s’agit d’un Achrome, de 1958-59, sorte d’icône de cet artiste conceptuel, à la limite des arts moderne et contemporain.

Lucien Kayser
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