Théâtre

Refaire le monde

d'Lëtzebuerger Land vom 14.10.2022

La rentrée au TOL démarre avec Les Enfants, pièce de la dramaturge britannique Lucy Kirkwood qui prend à bras-le-corps l’actualité (créée à Londres en 2016). À l’heure où catastrophes et crises se multiplient, il y a lieu de se demander dans quel état on laissera le monde aux futures générations. C’est bien là le point d’orgue de cette pièce qui a le ton léger de la comédie mais dont le propos est grave. L’écrivaine, bientôt quadra, s’empare ici de grands sujets de société et nous met face à nos choix et à nos gestes passés et présents mais sans émettre de jugement. Son écriture, assez directe et causante, passant l’air de rien de l’intime au public, et vice-versa, est en phase avec notre époque, notre façon de penser et de parler. Subtile, elle sait entretenir le suspense. Une fois n’est pas coutume, la mise en scène s’invente collective, les comédiens Véronique Fauconnet, Olivier Foubert et Catherine Marques mettant la main à la pâte, sous le regard extérieur de Colette Kieffer.

Face à l’urgence climatique et écologique, il est forcément question de responsabilité et l’heure est aux doutes. Les remises en question, tant individuelles que collectives, s’invitent à table. Et c’est bien autour d’une table que se retrouvent les trois personnages de la pièce Les Enfants qui ont tous passé le cap de la soixantaine. La petite scène du TOL devient maisonnette du bord de mer avec à l’horizon une centrale nucléaire. C’est là où vit un couple d’ingénieurs nucléaires à la retraite, Hazel (Catherine Marques), « femme prudente », qui pense à ses quatre enfants et quatre petits-enfants et Robin (Olivier Foubert), baba cool vieillissant et « érodé ». Reconvertis à l’écologie et à une vie saine – « si à ton âge tu refuses de grandir, ce n’est pas la peine de vivre », philosophe Hazel –, ils s’occupent d’une ferme bio à la limite de la zone d’exclusion, mangent végan (« un régime de yoga et de yaourt », ironise Robin) et font leur vin quand ils ne ramassent pas les déchets des autres !

Une vie engagée qui serait bohème s’il n’y avait eu la terrible catastrophe – « la mer était comme du lait en ébullition », se souvient Hazel – une énorme vague de tsunami qui s’est abattue sur la centrale nucléaire et ses environs et a tout ravagé sur son passage. Reste « une odeur de désespoir » mais les jours se suivent presque apaisés dans une sorte de résignation et de non-dit jusqu’à l’arrivée impromptue de Rose (Véronique Fauconnet) au moment où démarre le spectacle. L’ancienne collègue et amie du couple, ancien amour de Robin, restée célibataire et sans enfant, est de retour après 34 ans d’absence. On s’interrogera longtemps sur ses intentions avant d’apprendre que Rose, l’idéaliste, retournera à la centrale pour réparer ce qui a été fait et libérer les jeunes qui y risquent leur vie. Elle a besoin des anciens ingénieurs…

En attendant, les personnages discutent, commentent, imaginent, ressassent, refont le monde, la politique, hier et aujourd’hui, la catastrophe, sa médiatisation, ses conséquences (la mort et la maladie, la pénurie d’électricité, le désastre écologique, l’enquête en cours…), les secrets passés et présents (Lauren, la fille « en colère » ; le cancer de Rose), les rancunes, les maux de la vieillesse, les bons et mauvais souvenirs.

Le décor est simple et réaliste : une pièce unique fait office de cuisine – au-dessus de l’évier l’inquiétant appareil de mesures des radiations – et de salon avec accès à l’étage et coin extérieur où sèche le linge au gré des mouvements du vent. Les personnages s’y retrouvent, en duo ou en trio, ils y discutent, se racontent, s’affrontent ou se rapprochent, en préparant une salade ou en faisant un bagage (des images très cinématographiques). Tous les espaces du TOL sont habilement utilisés et donnent vie à un hors champ qui a toute son importance et qui est aussi espace de la musique, des bruits de la mer, des grondements sourds et inquiétants.

La mise en scène, efficace, met en évidence ce texte à fleur de peau qui ne peut que nous interpeller. Elle laisse la place nécessaire aux strates multiples du récit, aux paroles et aux silences qui agissent à plusieurs niveaux et font advenir une palette d’émotions. Toutefois, on regrettera quelques scènes un peu longues, comme la dernière et bizarre séance de yoga, ou étrangement introduites, comme la scène de la danse… Les trois comédiens donnent corps, avec justesse, à leurs personnages et, avec complicité, composent un convaincant trio, fragile et humain, drôle et attachant..

Les Enfants, de Lucy Kirkwood est à voir au TOL les 14, 15, 19, 20, 21, 25, 26, 27, 28 octobre à 20h

Karine Sitarz
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