Deux jours après les élections, le Statec repose la question de la croissance en termes de distribution des richesses

« Un fossé semble se creuser »

d'Lëtzebuerger Land du 19.10.2018

C’est un peu de la moutarde après dîner. Plutôt qu’en pleine campagne électorale, le Statec a publié l’édition 2018 de son traditionnel Rapport travail et cohésion sociale ce mardi. Il aura donc fallu attendre deux jours après les élections pour voir remis sur pieds un débat sur la croissance qui marchait sur la tête. Le Statec repose la question en termes matérialistes et empiriques comme enjeu de la répartition des richesses : « On peut supposer que la croissance n’a pas été pro-pauvres durant la période 2005-2017 et que les inégalités ont ainsi augmenté. Un fossé semble se creuser entre les couches aisées et les couches modestes, traduisant ainsi l’aggravation d’inégalités, ce qui peut nuire à la cohésion sociale », lit-on à la page 108. Dans la préface du rapport de 216 pages, le directeur du Statec, Serge Allegrezza, fait une critique circonspecte du thème de « l’identité » qui avait écrasé la campagne électorale. Ce « terme polysémique et à forte charge affective, lorsqu’il s’applique au niveau du pays tout entier » ne pourrait « voiler les dimensions fondamentales du travail et de l’inégalité des ressources ».

Ce passage se lit comme une revanche historique. Car Georges Als, un des deux prédécesseurs d’Allegrezza au poste de directeur du Statec, était un obsédé de la dénatalité, de l’immigration et de la crise identitaire. Dans la nécrologie publiée à son décès en 2014, le Statec évoquait pudiquement des « opinions parfois iconoclastes ». À relire Georges Als dans le texte, on est frappé par la forte charge nationaliste et völkisch qui s’en dégage. Le premier directeur du Statec (en poste de 1962 à 1990) apparaît comme un des principaux précurseurs de la résurgence du discours identitaire. (Même si ces publications – rédigées en français – ne sont plus guère citées par les nouveaux nationalistes linguistiques.) Dans un article paru en 1982, donc en pleine crise économique, dans le mensuel Forum, Als expliquait qu’« une relative homogénéité ethnique et une sage politique nous ont jusqu’ici préservés de tensions sociales graves ». Et de mettre en garde contre « un relâchement de l’instinct vital, par un désir effréné de prospérité ».

Pour Serge Allegrezza, qui fut nommé directeur du Statec en 2003 par le ministre de l’Économie Henri Grethen (DP), le lancement du Rapport travail et cohésion sociale en 2005 était un moyen de se distinguer de son prédécesseur et de positionner le Statec sur le terrain de la statistique sociale, notamment par rapport au Ceps/Instead. Ce rapport, qui dresse un « état social » de la société luxembourgeoise selon un set d’indicateurs définis par l’UE, est devenu la publication la plus commentée de l’institut de statistiques. Les données qu’elle contient sont mises à la sauce rouge par la Chambre des salariés (Panorama social) et verte par la Caritas (Almanach social).

Allegrezza est un ancien dans la section LSAP-Al Eech, où il militait aux côtés de Jeannot Krecké, Yves Mersch et François Bausch (bien que ce-dernier se révélât rapidement être une taupe trotskiste). Le directeur du Statec en semble avoir gardé une sensibilité pour la question des inégalités sociales ainsi qu’un penchant productiviste. Présentant son rapport, Allegrezza en a directement livré les clés de lecture politiques : La croissance aurait été « pro-riche », même s’il y aurait un modeste effet de rattrapage sur les dernières années. Le Statec, expliquait-il, pourrait aider les responsables politiques à imaginer une politique « pro-pauvre » en objectivant et en quantifiant la lutte contre la pauvreté et les inégalités, « s’il y a une volonté à les réduire ». On aurait d’ailleurs envoyé une copie du rapport « à différents acteurs ». Une publication en amont des élections aurait pu contribuer à informer le choix des électeurs ; publiées après coup, les 216 pages s’adressent surtout aux futurs gouvernants.

Le rapport contient en effet des recommandations politiques explicites : « Une simple augmentation du salaire minimum ne changera pas grand-chose à l’affaire, surtout que cette mesure peut, si elle est trop incisive, détruire des emplois à faible productivité », y lit-on. Pour réduire le nombre de working poors, il faudrait offrir aux ménages des emplois « adéquatement rémunérés, à durée indéterminée ». Mais pour permettre aux parents de prester « un nombre adéquat d’heures de travail », la politique devra également assurer des crèches abordables.

À supposer qu’ils y jettent un coup d’œil, les formateurs du gouvernement apprendront que les dix pour cent des ménages les plus riches détiennent 24 pour cent du total des revenus, tandis que les dix pour cent les plus pauvres doivent se contenter de trois pour cent. Le Statec livre une vue encore plus granuleuse : les cinq pour cent d’en haut détiennent 14,3 pour cent du total des richesses, tandis que les cinq pour cent en bas disposent de un pour cent. Le rapport ne s’essaie pas à une analyse sociologique des différents déciles. Ces catégories sociales restent largement des abstractions statistiques. On retrouve pourtant quelques éléments épars comme à la page 105, où on lit : « Avec un niveau de vie mensuel moyen qui se situe autour de 2 359 euros, les ménages dont la personne de référence est portugaise sont les moins aisés, alors que les ménages dont la personne de référence est belge sont les plus aisés [4 129 euros]. Les ménages luxembourgeois [3 786 euros] se situent entre les deux ».

Mais le rapport donne à voir les tendances lourdes. La société luxembourgeoise est devenue plus inégalitaire. Depuis la crise de 2008, l’écart s’est creusé : alors que les ménages favorisés voyaient leur niveau de vie croître, les défavorisés constataient une baisse de leurs revenus. Depuis 2013, ces-derniers repartent à la hausse, mais ils restent toujours en-deçà de 2005.

En cause, encore et toujours, le logement. Une fois le loyer payé, combien reste-t-il à la fin du mois ? Pour les locataires modestes (le dernier tiers) ce « revenu résiduel » n’était plus que de 47 pour cent en 2017. C’est-à-dire que 53 pour cent du salaire sont engloutis par le loyer. La rapidité fulgurante avec laquelle la situation s’est dégradée devrait inquiéter. En 2012 encore, le revenu résiduel était de 63 pour cent pour les ménages modestes. En l’espace de seulement cinq ans, une large partie de la population a donc vu son revenu résiduel baisser de seize points.

Chez les propriétaires « accédants », ceux donc qui n’ont pas encore remboursé leur crédit hypothécaire, le « taux d’effort » varie selon la catégorie sociale. Entre 2012 et 2017, il a baissé de 29 à 22 pour cent pour les ménages aisés, alors qu’il a augmenté de 39 à 45 pour cent pour les ménages modestes. « Toutefois, s’étonne le Statec, ceci ne semble pas entraver la propension de ces ménages à devenir propriétaires, certainement à cause de la baisse des taux d’intérêts et de la facilité d’accès aux crédits durant ces dernières années ».

Mais, et cela devrait rassurer les banques de détail et les autorités macro-prudentielles, uniquement 2,4 pour cent des ménages déclaraient avoir eu, au cours de l’année passée, des arriérés sur le paiement de leur loyer ou de leur mensualité d’emprunt. Ce qui fait dire au Statec que « le problème des arriérés de paiement reste marginal au Luxembourg ». Or, étant donné que le « taux d’effort » s’approche de la limite du raisonnable, l’impact d’une hausse – inéluctable– des taux variables sera violent.

Le rapport est conscient de ses « angles aveugles ». En absence de micro-données fiscales, les inégalités par rapport au capital (immobilier et financier) sont largement inconnues, et le « one percent » reste insondable. Le rapport s’intéresse donc davantage aux dénués (plus transparents) qu’aux riches (plus opaques). Dans une interview récente accordée au Land, Serge Allegrezza ne se montrait guère confiant dans la volonté politique d’autoriser un accès aux micro-données fiscales qui permettraient un débat informé sur la concentration du patrimoine, notamment immobilier. Mais encore faudrait-il que ces données existent. Car depuis la suppression de l’impôt sur la fortune en 2006, les revenus en capital non-imposables ne doivent plus être déclarés. (Avant, les contribuables étaient tenus de déclarer tous leurs revenus ; en théorie du moins, car ils se savaient couverts par le secret bancaire.)

Mais le principal défaut du rapport, c’est son cadrage. Du portrait que fait le Statec de la société, les 192 000 frontaliers sont absents. Pour un rapport qui prétend avoir l’ambition de mesurer le « travail » et la « cohésion sociale », ce manque est embarrassant. Le Statec, tout en concédant qu’il s’agit d’une « notion floue », définit la « cohésion sociale » comme étant fondée « sur un idéal de confiance, d’espoir et de réciprocité parmi tous les individus ». Les frontaliers semblent bannis de cette pastorale grande-ducale.

Serge Allegrezza dit regretter cette limite : « Le mot ‘statistique’ vient du latin ‘status’– ‘état’. Cela s’arrête donc aux frontières ». À défaut de micro-données des autorités allemandes, françaises et belges, il faudrait passer par des enquêtes. En fin de compte, le frontalier reste un être inconnu. Le Rapport travail et cohésion sociale considère la Grande-Région d’un point de vue luxo-luxembourgeois, c’est-à-dire de manière assez opportuniste comme « fusible » ou « valeur d’ajustement » en cas de crise.

Le rapport donne pourtant quelques éléments sur ce « bassin d’emploi » où se puise une large partie des 10 100 emplois créés annuellement par l’économie luxembourgeoise depuis 2000. (Pour l’année 2018, ce nombre devrait même dépasser les 15 700.) Depuis la crise de 2007, quelque 50 000 emplois ont été détruits en Lorraine à une cadence de 0,7 pour cent par an. Le Statec parle de « situation morose » pour expliquer l’attractivité du Luxembourg, malgré les bouchons sur les autoroutes et les trains surchargés. C’est l’envers du décor de la croissance luxembourgeoise.

Bernard Thomas
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