Pour rencontrer Guillaume Becker, il faut se rendre à Kehlen, dans un entrepôt anonyme qui donne sur les champs. Il s’agit d’une des quatre réserves du musée national d’Histoire naturelle (MNHN). Les autres se trouvent à Hamm, Bissen et dans le Grund. Pour atteindre l’atelier du taxidermiste, il faut traverser une halle pleine de squelettes de grands mammifères et de larges armoires dont il faudrait des jours, peut-être des semaines, pour dresser l’inventaire. Il y a aussi des congélateurs, actuellement remplis de nombreux chats sauvages qui seront bientôt étudiés par les scientifiques de la section zoologie.
Cette dispersion des locaux ne fait pas l’affaire de Patrick Michaely, le directeur du MNHN. « Cela fait 31 ans que je travaille au musée et le manque de place a toujours été un sujet », soupire-t-il. Le projet annoncé en 2021 de regrouper les réserves des musées nationaux, ainsi que des Centres nationaux de l’audiovisuel et de la littérature dans un grand Centre national des collections publiques à Dudelange-Nei-
schmelz à l’horizon 2035 ayant fait long feu, il devra pourtant s’en satisfaire.
Mais retournons à Kehlen. Après avoir traversé la grande salle, il faut monter quelques marches d’un escalier industriel pour atteindre l’atelier du taxidermiste. Sur sa table de travail, on aperçoit tout de suite deux des oiseaux qui viennent d’être primés lors des championnats d’Europe : un tétraogalle de l’Himalaya et un touraco masqué. À côté, deux autres volatiles piqués d’épingles, une grande peau de serpent, les éléments anatomiques d’un canidé en cours de sculpture et, dans une bassine posée dans le bac de l’évier, un oiseau baignant dans un liquide. « Je suis en train de le tanner », explique Guillaume Becker.
L’unique taxidermiste professionnel du Grand-Duché pratique cette technique depuis une quinzaine d’années. Il a pris la lumière en remportant six prix lors des championnats d’Europe qui se sont déroulés à Salzbourg, du 17 au 23 février dernier et où toutes ses présentations ont été récompensées. Ce succès permettait de découvrir l’existence de l’épreuve créée en 1992 (45 000 visiteurs cette année, tout de même), mais aussi la vitalité de la discipline.
Un crocodile suspendu dans une église
Mais en quoi la naturalisation des animaux est-elle une pratique moderne ? La question fait sourire Guillaume Becker, qui apporte trois éléments de réponse imparables : la conservation des marques de la biodiversité, afin de garder les traces de la présence des espèces dans un endroit donné, à un moment donné ; l’étude scientifique de l’évolution d’une espèce sur un temps long, intéressant dans le contexte du changement climatique et de la transformation des milieux naturels et, enfin, la vulgarisation, car ces animaux captivent bien mieux l’attention que des cartels. « C’est indispensable pour aborder d’importantes problématiques environnementales, non seulement à destination des visiteurs, mais aussi des enfants qui participent aux nombreux ateliers du musée », appuie Patrick Michaely.
La taxidermie, du grec taxis « ordre, arrangement » et derma « peau », consiste en l’ensemble des techniques mises en œuvre pour préparer, conserver et agencer tout ou partie de la peau d’un animal mort dans le but de lui redonner son volume initial. Si l’on met de côté les momifications (notamment égyptiennes) qui avaient bien pour but de conserver les corps mais pas de les exhiber, les premières naturalisations ont été réalisées au XVIe siècle.
Les plus vieux exemplaires recensés dans le monde sont ceux d’un crocodile du Nil toujours suspendu au plafond de l’église Santa Maria Annunziata de Ponte Nossa (Lombardie), daté de 1534. Exposé au musée de la Porte de Hal à Bruxelles, le cheval de l’Archiduc Albert d’Autriche, tué lors du siège d’Ostende (1602), a été naturalisé en armure.
La majorité des animaux alors empaillés provenaient de mondes lointains. « Les grands musées des puissances coloniales voulaient montrer le monde tel qu’il était, partout où elles étaient implantées », explique Patrick Michaely. « À l’époque, hormis la peinture, il n’y avait aucun autre moyen que la naturalisation pour les exposer. » Les explorateurs et les chasseurs étaient le fournisseur de ces institutions, comme des cabinets de curiosités des riches collectionneurs. Le premier animal empaillé du Musée d’histoire naturelle de Paris (créé en 1793) a ainsi été un éléphanteau naturalisé en 1758.
« Ces animaux étaient montrés pour éduquer, comme un témoignage de la maîtrise de l’Homme sur le monde animal, y compris dans les contrées inconnues des visiteurs », souligne Patrick Michaely. Un besoin de supériorité qui s’est illustrée souvent bien au-delà du spectre de la zoologie, jusqu’à très récemment parfois. Le « Rassensaal » du Naturhistorisches Museum de Vienne a exposé de 1978 à 1996 des crânes humains et des modèles anatomiques plaçant l’ensemble de l’Humanité à l’intérieur d’une structure hiérarchique définie, où prédominait l’Homme blanc et blond.
Pas de ça dans l’ancien Hospice Saint-Jean, mais le directeur du MNHN constate toutefois que des visiteurs s’étonnent d’y voir des animaux naturalisés. « Certains trouvent cela macabre, morbide. Pour moi, cela illustre la perte du lien entre l’Homme et la Nature, que l’on pourrait dater des Lumières, lorsque l’on a commencé à porter un regard extérieur sur la structure du monde. » Un des points forts du musée est justement que les visiteurs peuvent s’approcher très près de ces sujets. Trop, parfois, selon Guillaume Becker, qui rappelle que ces animaux sont très fragiles et qu’il ne faut pas les toucher.
Toucan congelé
Faute de place pour pouvoir montrer au public les plus de 6 000 animaux que possède le musée, les spécimens exposés répondent à des problématiques précises, « des stratégies » selon le taxidermiste. « Le but est de se concentrer sur les petits mammifères et les oiseaux du Luxembourg, dont nous avons une collection très complète. Comme leurs populations déclinent dangereusement, il est intéressant de les montrer au public. » De fait, le musée est le dernier endroit du pays où l’on peut observer un coulis à tête grêle, plusieurs types de gélinottes ou un grand tétra. Ces espèces sont désormais éteintes. Actuellement, entre 400 et 500 animaux sont visibles dans le Grund. Des animaux exotiques également exposés, mais ils sont tous de taille modeste, le musée ne disposant des volumes nécessaires pour en montrer des gros.
Grâce à Guillaume Becker, la collection est vivante et ne cesse de s’enrichir. Le choix des animaux témoigne des stratégies du musée, mais aussi des opportunités qui se présentent. Ainsi, ce plongeon huard dont le vol n’a été observé que deux ou trois fois au Luxembourg et dont on a retrouvé un corps dans le nord du pays. Ou cet aigle royal découvert mort dans le sud, « une migration qui ne s’est pas bien terminée ». Plusieurs autres dépouilles seront prochainement travaillées par le taxidermiste. Il y a ce toucan qui patiente au congélateur depuis vingt ans, ou ce dingo mort de vieillesse au Parc merveilleux de Bettembourg. « Nous n’en avions pas encore, c’était l’occasion », relève Guillaume Becker avec la peau de l’animal entre les mains.
Certaines collections sont très anciennes et remontent à la création du musée, en 1854. Le Cabinet d’histoire naturelle occupait alors quelques salles de l’ancien Athénée, dans lequel huit vitrines étaient remplies d’oiseaux, de mammifères et de reptiles, alors que les minéraux, fossiles, coquillages et autres papillons étaient montrés dans d’autres pièces. « Ces collections ont été offertes par des membres de la haute bourgeoisie, comme les Pescatore, et même la famille grand-ducale. Nous possédons de cette manière une magnifique collection ancienne de colibris » apprécie Guillaume Becker.
Plus tard, le musée déménagera dans la caserne Vauban (Pfaffenthal) puis sur le Marché aux Poissons, dans l’immédiate après-guerre, après une ouverture avortée par la guerre, en 1940. C’est en 1996 que le musée devient national et intègre l’Hospice Saint-Jean qui a été rénové pour lui. Quant aux six espèces primées lors du Championnat d’Europe, Guillaume Becker reconnait qu’elles ont été très soigneusement choisies. « Non seulement je préfère les oiseaux, mais il fallait des spécimens que nous n’avions pas encore dans les réserves. J’ai porté mon choix sur des espèces un peu originales. Elles ne sont pas rares dans la nature, mais on ne les voit pas souvent dans les concours. Je voulais attirer la curiosité du jury ! » Le tétraogalle de l’Himalaya ou le touraco masqué étaient de bonnes pioches. Le taxidermiste précise qu’ils sont tous nés et ont été élevés en captivité, en Europe.
Parlant de son métier, Guillaume Becker réfute le terme d’art puisque la discipline ne laisse pas beaucoup de place à l’imagination. Il s’agit de se rapprocher au plus près de la nature, « si la position des pattes, des ongles ou des yeux n’est pas bonne, si la posture n’est pas correcte, c’est raté. » Il définit plutôt sa pratique comme « un mélange d’artisanat et de science, parce que de très solides connaissances en zoologie sont indispensables. »
Patrick Michaely, en tout cas, se félicite de compter dans les rangs du musée un professionnel motivé et perfectionniste. « Cela nous donne une belle visibilité. C’était la première fois que nous participions au Championnat d’Europe et, même là-bas, grâce à Guillaume, on a parlé de nous de manière très positive. Ses bons résultats mettent l’accent sur notre belle collection, dont il s’occupe avec grand soin. Cette lumière, c’est bon pour lui et c’est bon pour le MNHN. »
Quant à savoir si cette première expérience sera renouvelée, Guillaume Becker n’en fait pas mystère : « Si le musée est partant, moi aussi. Cette fois, je n’ai eu que des rubans rouges (NDLR : deuxièmes prix), je voudrais en avoir au moins un bleu (NDLR : premier prix). » Bras croisés et sourire en coin à côté de lui, Patrick Michaely n’aurait visiblement rien contre.