De la difficulté pour la communauté juive de s’exprimer sur le drame humanitaire à Gaza

Injonctions

Photo: Collectives for Palestine
d'Lëtzebuerger Land du 16.05.2025

« Gaza/Israël – Aimer (vraiment) son prochain, ne plus se taire ». Tel est le titre de la tribune publiée la semaine passée par Delphine Horvilleur. La médiatique rabbine française y considère que, reprenant un verset biblique, elle doit tendre un miroir à l’être aimé pour lui faire ouvrir les yeux sur ses fautes. Ici l’être aimé est Israël. Ce pays qu’elle voit « s’égarer dans une déroute politique, une faillite morale » et dans « la tragédie endurée par les Gazaouis » : « Comme beaucoup d’autres Juifs, je veux dire que mon amour de ce pays n’est pas celui d’une promesse messianique, d’un cadastre de propriétaire ou d’une sanctification de la terre. Il est un rêve de survie pour un peuple que personne n’a su ou voulu protéger et il est le refus absolu de l’annihilation d’un autre peuple pour le réaliser », écrit Horvilleur sur le site de la revue Tenoua qu’elle dirige.

La rabbine appelle à un « sursaut de conscience », à « soutenir ceux qui refusent toute politique suprémaciste et raciste qui trahit violemment notre Histoire, (…) ceux qui ouvrent leurs yeux et leurs cœurs à la souffrance terrible des enfants de Gaza, (…) ceux qui savent que seuls le retour des otages et la fin des combats sauveront l’âme de cette nation, (…) ceux qui savent que, sans avenir pour le peuple palestinien, il n’y en a aucun pour le peuple israélien, (…) ceux qui savent qu’on n’apaise aucune douleur, et qu’on ne venge aucun mort, en affamant des innocents ou en condamnant des enfants. » Sur X, le célèbre dessinateur, Joann Sfar renchérit : « Nous devons être nombreux, en Israël comme en France à parler à notre tour. »

Les propos de ces deux personnalités publiques juives sont cités dans un article paru dans Le Monde lundi. Le quotidien du soir recense les prises de position de représentants de la communauté juive de France (la plus importante d’Europe) pour dénoncer les crimes commis par le gouvernement de Benyamin Netanyahu dans la bande de Gaza. Les bombardements durent depuis 18 mois. L’aide humanitaire est bloquée depuis le mois de mars. La journaliste, Anne Sinclair, condamne également les « actions menées par l’armée israélienne ». Elle évoque la difficulté de parler : « Nous nous sommes tus, car l’antisémitisme qui gagne du terrain (…) nous a contraints à faire bloc, mais la situation de la population de Gaza, comme celle de la Cisjordanie où la population est maltraitée chaque jour concerne notre simple humanité ». « Les Juifs ont trop souffert pour ne pas supporter qu’on fasse du mal en leur nom », conclut la journaliste sur Instagram. Delphine Horvilleur fait aussi référence à cette « injonction au silence » à laquelle elle s’était soumise pour ne pas alimenter antisémites ou antisionistes, mais avec laquelle elle décide de rompre devant l’ampleur du drame, non sans rappeler la responsabilité du Hamas, à l’origine des attaques terroristes du 7 octobre 2023 et qui condamne la population de Gaza en ne rendant pas les armes.

Les prises de position de personnalités publiques juives ont provoqué de nombreuses réactions, plus ou moins véhémentes et de tous bords. Des Franco-Israéliens dénoncent une « traitrise » sur les réseaux sociaux. Le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) considère que les problèmes politiques israéliens relèvent de la souveraineté d’Israël (mais se distancie toutefois du ministre des Finances, Bezalel Smotrich, qui veut « détruire intégralement » la bande de Gaza et en expulser ses habitants). Des cadres du parti La France insoumise, qui accapare la cause palestinienne (et se voit accusé d’antisémitisme), y voient un message bien tardif et trop timoré.

Au Luxembourg, les institutions juives ont manifesté leur solidarité avec Israël au lendemain des attaques du 7 octobre. « Nous nous recueillerons, et penserons aussi à toutes ces personnes prises en otage et retenues à Gaza, exposées à la barbarie du Hamas », est-il écrit sur le site de la communauté juive libérale d’Esch-sur-Alzette. Le mode de communication a ensuite basculé sur WhatsApp. Pour des raisons de sécurité. Contacté par le Land, le président de cette communauté, David Weis, dit les Juifs luxembourgeois « intimidés face à la recrudescence spectaculaire des actes antisémites et de la banalisation de la Shoah. » Cela expliquerait « ce repli défensif qui ne signifie pas que les droits humains des autres, à Gaza ou dans d’autres zones de conflit, ne nous concernent pas ». Sollicité au sujet de cette discrétion adoptée depuis octobre 2023, le rabbin d’Esch, Alexander Grodensky, répond que la communauté juive n’a pas « de position uniforme sur la politique israélienne à Gaza ». Il s’agit, dit-il, « d’un sujet hautement sensible et émotionnel » qui est abordé « avec beaucoup de retenue au sein de la communauté ». À cause de cette dimension « irrationnelle » il ne serait pas évident de savoir « ce que nous gagnons et ce que nous risquons en en discutant à Luxembourg », détaille le rabbin.

Alexander Grodensky rappelle que le rabbin a pour obligation de se montrer présent pour tous les membres de sa communauté., « également pour ceux qui ont un autre avis ». Il parle donc en son nom propre et « salue la déclaration de Delphine Horvilleur ». Le rabbin (qui est né en Tadjikistan et a grandi en Russie) la considère « précieuse » pour le débat. « Le silence public ne doit pas être pris pour de l’indifférence », souligne-t-il. « Les actions du Hamas et d’autres groupes terroristes ne justifient pas cette politique qui consiste à couper l’aide humanitaire aux civils », poursuit Grodensky. Le rabbin partage aussi ses préoccupations au sujet du discours de « certains représentants israéliens, comme le ministre Bezalel Smotrich » : « C’est alarmant et inacceptable ». Alexander Grodensky préconise la résolution du conflit israélo-palestinien par le dialogue : « L’action militaire continue risque d’alimenter le cycle de la violence, posant les bases d’une nouvelle génération de militants, de gens qui croient ne rien avoir à perdre ».

Pour le rabbin d’Esch, toute critique d’Israël émanant d’un représentant du judaïsme risque d’être « instrumentalisée par les antisémites ». « Ensuite on se retrouve vite catalogué comme idiot utile ou comme traître », poursuit-il. . Dans son Histoire des Juifs du Luxembourg, Laurent Moyse écrit que les responsables communautaires conservent « une saine distance avec la politique israélienne tout en maintenant leur profond attachement à l’existence israélienne ». En 2011, Moyse développe dans un entretien avec Forum : « Le consistoire a toujours veillé à faire une séparation entre la sympathie pour l’État d’Israël (en tant que nation en quelque sorte) et la politique de l’État d’Israël telle qu’elle est menée par un gouvernement.* »

Martine Kleinberg, fondatrice de l’association Jewish Call for Peace (JCP), croit, quant à elle, que pouvoir critiquer Israël désamorce l’antisémitisme. « J’espère que ces prises de position de personnalités publiques en France libéreront la parole des Juifs ordinaires », confie-t-elle dans un entretien avec le Land ce mardi. Elle raconte que lorsqu’elle arbore son petit panneau JCP lors des manifestations en soutien aux Palestiniens, de nombreuses personnes, « des jeunes », viennent témoigner leur affection par des « embrassades ». Preuve que son action ne suscite pas d’antisémitisme, croit-elle : « Il est important de montrer que critiquer la politique israélienne permet de déconstruire le stéréotype selon lequel être juif c’est être inconditionnellement du côté d’Israël. » Mais la Franco-Luxembourgeoise, ancienne présidente du CPJPO (Comité pour une paix juste au Proche Orient) sait sa position minoritaire. En novembre 2023, elle s’interrogeait face au Land : « Est-ce qu’un Juif qui critique Israël, c’est trop compliqué ici ? ». Son association, dit-elle, aurait recruté une poignée de membres depuis le début de la campagne militaire à Gaza et elle en compterait maintenant une dizaine. « Les gens se protègent. Cela relève de l’affectif et je comprends que c’est dur », admet Kleinberg.

« Jewish Call for Peace représente une frange ultra-minoritaire dans la communauté juive luxembourgeoise (laquelle compterait environ 1 500 personnes, ndlr). Le fait que cette organisation s’associe à des manifestations violemment anti-israéliennes ne lui attire guère de sympathies parmi les Juifs du Luxembourg, voire la discrédite », dit l’ancien vice-président du Consistoire, Alain Meyer, au Land. Celui qui a aussi présidé le Conseil d’État (sous l’étiquette socialiste) rappelle que la communauté juive luxembourgeoise « n’a rien d’un groupe homogène » et présente, au contraire, « des composantes religieuses et idéologiques diverses ». « Les massacres du 7 octobre et les explosions de joie à Gaza suivies depuis la réaction d’Israël d’expressions de haine anti-israélienne dans le monde, avec une composante antisémite indéniable, ont dissuadé l’écrasante majorité de la communauté juive de se joindre aux manifestations de solidarité avec la population de Gaza », écrit-il. Les attaques sur les réseaux sociaux « ont fait le reste ».

Alain Meyer relève toutefois que personne « ne saurait rester indifférent au sort des populations civiles à Gaza ». « La réaction d’Israël fait trop peu de cas des victimes civiles aux yeux de maints observateurs, y compris Juifs ou Israéliens », rappelle-t-il, mais « de là à jeter exclusivement l’opprobre sur la partie israélienne, il y a un pas que je ne franchirai certainement pas. » « Est-ce les prises de position de personnalités publiques de la communauté juive peuvent débloquer la crainte chez les dirigeants occidentaux de froisser les citoyens de confession juive voire d’être taxés d’antisémitisme ? », demande-t-on à Alain Meyer. « C’est une hypothèse plausible », répond-il.

Pierre Sorlut
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