Le lourd arsenal anti-blanchiment s’est souvent construit contre les avis des banquiers, avocats et notaires. Anticipant l’arrivée du Gafi, les anciens récalcitrants s’affichent exemplaires

Patte blanche

Édition du  Land  du  16 mars 1990
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 19.02.2021

En juillet 1989, le Luxembourg introduit son permier article anti-blanchiment dans le Code pénal. Dans les mois précédents, « l’affaire BCCI » avait défrayé la chronique aux États-Unis : La « Luxembourg-based BCCI » fut démasquée comme gigantesque machine à laver de l’argent sale, offrant ses services à Pablo Escobar, Saddam Hussein et Manuel Noriega. Les journalistes américains accusaient le Luxembourg, son secret bancaire et ses autorités de surveillance : le micro-État serait incapable de veiller à la propreté de sa place bancaire. (Alors que la holding, employant quelque 180 personnes, était domiciliée boulevard Royal, la BCCI était en fait dirigée depuis Londres ; les superviseurs luxembourgeois ne réussirent à avoir qu’une vision très partielle de ses activités.) Les banquiers luxembourgeois avaient beau minimiser les révélations comme « typische Story der Sauregurkenzeit » engendré par du « journalistischer Übereifer », une gêne commençait à s’installer. En février 2020 dans la revue Droit pénal et procédure pénale, l’ancien magistrat André Lutgen évoque la réaction du ministre de la Justice de l’époque, « l’énergique et fort entreprenant » Robert Krieps (LSAP) : « Il piqua une de ses colères mémorables et intima à ses conseillers de préparer immédiatement une législation de lutte contre le blanchiment [d’argent issu du trafic de stupéfiants] ».

La loi luxembourgeoise sera draconienne et introduira des peines jusqu’à cinq ans d’emprisonnement pour les banquiers blanchissant des narcodollars. Alors que le législateur français ne visait que les personnes ayant agi « sciemment » ou « par un moyen frauduleux », le Luxembourg estimait qu’une négligence grave, une « méconnaissance des obligations professionnelles », suffisait pour se rendre coupable. Le Conseil d’État trouva cela « extrêmement sévère ». L’ABBL fut livide, et envoya une lettre de protestation à la Chambre, dans laquelle elle rappela que les obligations professionnelles des banquiers n’étaient nulle part « précisées ». À la tribune du Parlement, le député socialiste Alex Bodry critiquait cette « position extrêmement timide » : « Les banques sont toujours au rendez-vous, lorsqu’il s’agit de revendiquer des allégements législatifs et des faveurs qui leur facilitent les affaires. […] Mais dès qu’il s’agit d’assumer elles-mêmes des obligations, elles sont beaucoup moins empressées. » Pour défendre « de Ruff vu Sérieux », les députés passaient outre les oppositions du puissant lobby bancaire. Le Grand-Duché voulait à tout prix éviter d’entrer dans la ligne de mire de l’allié américain et de sa « War on drugs ».

En mai 1999, c’en était fini de l’époque pionnière de la domiciliation, quand Monsieur et Madame Tout-le-Monde pouvaient arrondir leurs fins de mois en hébergeant une société boîte-aux-lettres. Craignant que l’image de la place financière ne soit « ternie », le ministre de la Justice, Marc Fischbach (CSV), dépose une loi réglementant pour la première fois un secteur qui ressemblait jusque-là au Far West. « Cela fait partie du cordon sanitaire duquel notre gouvernement entoure la place bancaire », expliquait, en mai 1999, le député et avocat d’affaires Laurent Mosar (CSV). « Eis Place financière no bausse seriös ugesinn ze loossen », c’est ainsi que la députée libérale Agny Durdu résumait la finalité de ce début d’assainissement. Le gouvernement fit de la domiciliation une activité réservée aux professions réglementées, c’est-à-dire aux banquiers, avocats, réviseurs d’entreprises, assureurs, experts-comptables et prestataires de services financiers.

La Chambre de commerce fustigeait « une réaction démesurée ». Le gouvernement aurait cédé aux « campagnes de désinformation de la presse étrangère », aux « médisances non-fondées » et à « la pression politique de la part d’un certain nombre de gouvernements ». Tiraillés entre les intérêts des banques et ceux des mini-domiciliataires, les fonctionnaires patronaux arrivaient à la conclusion que, « fondamentalement », le besoin de réglementer l’activité de domiciliation « ne devait pas exister ». N’ayant rien à y perdre, la Chambre des notaires se montrait, elle, « staatserhaltend ». Pour s’assurer « un avenir à long terme », la place financière, devrait désormais « se développer de manière régulière, harmonieuse et ordonnée […], et forcer le respect des pays voisins, ainsi que des autorités communautaires et internationales ».

La loi de 1999 rappelait aux domiciliataires leur obligation de connaître l’identité des bénéficiaires effectifs. La Chambre des notaires ne semblait pas s’en affoler outre mesure. Certes, « dans le passé », des sociétés écrans auraient été utilisées pour des opérations illégales, mais « il semble douteux qu’à l’heure actuelle, ceci soit encore le cas » : « Les domiciliataires sérieux connaissent parfaitement les bénéficiaires économiques des sociétés domiciliées chez eux. » Dans son avis, la Chambre de commerce venait pourtant d’écrire que déterminer l’identité du bénéficiaire « paraît difficile à réaliser en pratique ».

Dans ces avis de 1998-1999, on rencontre déjà la hantise des « fishing expeditions ». La Chambre de commerce estimait ainsi que la publication obligatoire des contrats de domiciliation s’apparenterait à un « étiquetage des sociétés domiciliées au Luxembourg sous forme d’inventaire, accessible au public résident et étranger ». Un Registre de commerce trop transparent faciliterait aux fiscs du monde entier la chasse aux sociétés boîtes-aux-lettres. Au nom du « secret professionnel », l’Ordre des avocats demandait que les administrations fiscales soient expressément exclues des autorités avec lesquelles les domiciliataires étaient tenus de coopérer. Une ligne d’argumentation que les avocats d’affaires ressortiront pour s’opposer aux demandes du fisc luxembourgeois au lendemain des « Panama Papers ».

Pour le gouvernement luxembourgeois, la lutte contre le blanchiment était une caution donnée à la communauté internationale afin de sauver l’essentiel, c’est-à-dire une industrie de l’évasion, puis de l’optimisation fiscale, plus ou moins « agressive ». La seule ligne de défense que le ministère des Finances assurait en la matière était la « fraude fiscale aggravée » qu’on refusait catégoriquement (du moins jusqu’en 2017) d’ajouter à la très longue liste des « infractions primaires ». Le Luxembourg évitait ainsi à ses conseillers fiscaux de se voir poursuivis pour un fait pénal.

En septembre 2019, le Registre des bénéficiaires (RBE) effectifs est mis en ligne. Le registre est accessible au grand public, sans restriction, redevance ou inscription. Initialement, cela n’avait pas été l’option préférentielle du ministre de la Justice, Felix Braz (Déi Gréng), mais la cinquième directive anti-blanchiment avait changé la donne. Brisant avec le dogme luxembourgeois, le gouvernement opta pour une transposition maximaliste. Après la quinzaine d’adaptations que la loi anti-blanchiment avait connu depuis 2004, la Chambre de commerce et l’Ordre des avocats s’étaient alignés (ou résignés) au mot d’ordre de la transparence. Les critiques furent molles : On se borna à regretter la hauteur des sanctions pénales (jusqu’à un 1,25 million d’euros) et le contrôle a priori qui s’accorderait mal à « la vie des affaires exigeant une certaine rapidité d’exécution ».

Ce furent les 36 notaires, la fraction la plus discrète et conservatrice du complexe offshore, qui allaient lancer la dernière charge. En octobre 2018, la Chambre des notaires fit un appel enflammé au législateur « à faire le nécessaire » pour restreindre au maximum l’accès au registre. Les données du RBE seraient « hautement sensibles » et il faudrait « limiter dans la mesure du possible des enquêtes par simple curiosité ». « La disponibilité ubiquiste » de ces informations n’aurait pas de « plus-value […] faute de compétence anti-blanchiment dans le chef du grand public. »

En octobre 2021, cinq évaluateurs du Groupe d’action financière (Gafi) devraient finalement débarquer au Luxembourg. Deux semaines durant, ils rencontreront les acteurs de la lutte anti-blanchiment pour des entretiens extensifs. Leur mission, qui avait été repoussée à deux reprises à cause de la pandémie, ne consistera pas dans une analyse de l’arsenal législatif mais de son efficacité sur le terrain. La place financière parle de la venue de ces technocrates comme s’il s’agissait des cavaliers de l’apocalypse. En amont, les opérateurs tentent d’aligner leurs discours et leurs pratiques. Une « table-ronde multidisciplinaire » a été créée. Elle ne réunit pas moins de 27 membres : des représentants des trois autorités nationales de surveillance aux professions auto-régulées, en passant par les lobbys patronaux, le Freeport et le service secret. Les différentes « task forces » se réuniraient à un rythme soutenu, jusqu’à une fois par semaine, témoigne la présidente de la Chambre des notaires, Martine Schaeffer. Elle affiche un optimisme forcé : « OpenLux nous a montré où se situent les failles. Je suis presque heureuse que le Gafi arrive plus tard. Du coup, on peut encore réagir... »

Dans La surveillance de la place financière (1945-2020), un documentaire dédié au 75e anniversaire de la CSSF, Claude Marx estime qu’« un des plus grands risques pour le Luxembourg, ce serait d’être impliqué dans un gros scandale de blanchiment d’argent. Des petits pays supportent moins bien de tels scandales que les grands pays. » Ancien de la HSBC et de Lombard, il avait été à l’avant-garde de l’ingénierie offshore. En tant que directeur général de la CSSF, il se retrouve chaperon de la réputation et prêche l’évangile de la transparence. Selon un rapport récent de la CSSF, un quart des clients et des sociétés seraient à considérer comme « haut risque ». Le gendarme de la place financière s’inquiète surtout pour la banque privée, passée du dentiste belge à l’oligarque russe.

Publié en septembre 2020 par le ministère de la Justice pour préparer la venue du Gafi, le National risk assessment pointe du doigt les petites banques. Elles auraient tendance à viser une clientèle restreinte, souvent des HNWI issus d’une région géographique spécifique : « This focus, together with their limited size and typically limited resources, may increase the risk level of smaller private banks ». Or, un mois plus tôt, ce fut la Banque internationale à Luxembourg, la plus ancienne banque universelle du pays, qui se fendait d’un mea culpa pour les « faiblesses » de ses dispositifs anti-blanchiment qu’avaient constatées les inspecteurs de la CSSF, en particulier en ce qui concerne les clients azerbaidjanais et kazakhs. (La sanction se montera à 4,6 millions d’euros.)

Sur ses 194 pages, le National risk assessment soulève à plusieurs reprises le « paysage fragmenté » des « prestataires de services aux sociétés et fiducies ». Un vrai fatras : « Treize types d’entités, des banques aux avocats, régulées par huit superviseurs ou corps auto-régulés, dont les pouvoirs et pratiques diffèrent significativement ». Pour les professions auto-régulées, l’enjeu est de taille. Si elles ne veulent pas finir par passer sous la coupe de la CSSF ou de l’Administration de l’enregistrement, elles doivent démontrer leur capacité à contrôler et à discipliner leurs confrères. En mai 2020, le ministère des Finances leur montrait les instruments. À l’issue d’une vidéoconférence de l’Ecofin, Pierre Gramegna (DP) fit publier un communiqué dans lequel il disait « pleinement soutenir » l’idée de la Commission de créer une autorité européenne anti-blanchiment. Et de plaider pour une « approche ambitieuse », c’est-à-dire « un périmètre très large qui inclut notamment les entités assujetties au-delà du seul secteur financier ». Face au Land, le ministère confirme que l’idée serait effectivement d’y inclure « les réviseurs d’entreprises, avocats et notaires ». Les avocats et notaires montrent patte blanche. La bâtonnière Valérie Dupong voit dans l’initiative européenne de Pierre Gramegna l’expression d’« un manque de communication » de la part du Barreau. « C’était une erreur de notre part. On s’efforce aujourd’hui de répondre à toutes les questions pour gagner la confiance de nos politiques ».

En décembre 2020, Valérie Dupong a envoyé un questionnaire obligatoire aux 2 995 avocats les interrogeant sur leurs activités tombant sous le champ des dispositifs anti-blanchiment : conseil fiscal et financier, transactions immobilières, domiciliations, transmissions de patrimoine... Une manière d’identifier les confrères les plus exposés et de calibrer les futures inspections « on site ». (Neuf procédures disciplinaires seraient actuellement en cours, les premiers noms de fautifs devraient être publiés sous peu, selon le principe du « name and shame » récemment adopté par le Barreau.) La bâtonnière ne cache pas un certain agacement envers les avocats qui continuent à faire de la domiciliation. (D’après le recensement du Barreau, il s’agirait d’environ treize pour cent des avocats d’affaires.) « Mir klammen deenen an de Pelz, on est très sévères », assure-t-elle, tout en rappelant que les grands cabinets ont, pour la plupart, externalisé ces activités, symboliquement peu valorisées, dans une société séparée.

Me Dupong énumère les statistiques : Soixante pour cent des cabinets d’avocats auraient été inspectés ces quatre dernières années. Les avocats joueraient au jeu :  149 déclarations de soupçon blanchiment ont été envoyées par les avocats à la Cellule de renseignement financier en 2020. La bâtonnière pointe du doigt les avocats en France qui, en 2019, n’ont envoyé que douze déclarations de soupçon au Tracfin. Dans son dernier rapport annuel, l’autorité anti-blanchiment française note, sans ironie apparente, que « si ce chiffre apparaît encore faible en valeur absolue, il démontre les progrès notables de la profession ». « Quand je vois ce qui se passe en Allemagne ou en France, je ne peux que rire, dit Martine Schaeffer. On n’a pas à se cacher avec nos contrôles. Chaque année, nous contrôlons un tiers des notaires sur place. » Reste qu’une juridiction spécialisée dans la confection de montages financiers byzantins et réputée comme ancienne forteresse du secret bancaire n’attire pas seulement les HNWIs de toute la planète, mais également l’attention médiatique et politique.

C’est à la fin de la chaîne, au niveau des poursuites pénales, que la lutte anti-blanchiment se constipe. Le Luxembourg attend toujours son premier grand procès lié à la haute finance. Dans son évaluation des risques, le ministère de la Justice met en vitrine 361 condamnations pour blanchiment-détention, soit principalement des petits dealers, cambrioleurs et voleurs à l’étalage. Pas exactement du crime en col blanc de haute volée. « Il nous faudrait des renforts en magistrats spécialisés, analystes et informaticiens », se plaignait le substitut du procureur au parquet économique face au Wort, début 2020. Les magistrats se trouveraient souvent démunis, face « à des armées d’avocats assistés par des consultants en tout genre ». Le même constat vaut pour la Police judiciaire où, faute de personnel, une centaine de dossiers patientent « en réserve » (d’Land du 17 janvier 2020).

Le ministère de la Justice évoque la piste d’une « spécialisation des juges d’instruction et des officiers de la PJ pour mener les enquêtes sur des crimes économiques et financiers ». Des « unités spéciales » pourraient ainsi être créées, avec un staff doté de « skill sets » adaptés. La ministre de la Justice, Sam Tanson (Déi Gréng), veut institutionnaliser le recours à des « référendaires ». Elle déposera sous peu un projet de loi qui « définira quelles seront les conditions pour devenir référendaire et quelles seront les passerelles pour passer dans la magistrature ». Une manière de court-circuiter la CGFP ? « Non, assure la ministre, il s’agit plutôt d’élargir le panel de recrutement ». La lutte contre le blanchiment débouche ainsi sur une question délicate : Le Luxembourg peut-il continuer à se permettre de réserver ses administrations régaliennes aux seuls nationaux ? Car le pool de recrutement du Parquet économique, de la Cellule de renseignement financier ou de la Police judiciaire n’est pas bien profond. Alors que la CSSF a pu étoffer ses effectifs en recrutant à tour de bras des ressortissants de l’UE pour atteindre un millier d’employés (dont la moitié n’a pas la nationalité luxembourgeoise), la Justice peine à trouver des candidats. Sur 25 postes à pourvoir en 2020, seulement douze ont pu être occupés.

Bernard Thomas
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