Réservoir d’eau potable, variable d’ajustement pour le débit de la Sûre, producteur d’énergie et zone récréative, les rôles du Stausee sont nombreux. Et ils doivent s’accommoder de l’activité économique de toute une région, notamment l’agriculture

Le Stausee, un paysage hautement stratégique

Le barrage à Esch-sur-Sûre, construit entre 1953 et 1958
Foto: Erwan Nonet
d'Lëtzebuerger Land vom 01.09.2023

Ouvrir le robinet est un geste du quotidien tellement banal que l’on ne réfléchit plus à ce qu’il induit. L’approvisionnement en eau potable est pourtant un défi éminemment technique, tout autant que le fruit d’une construction historique. Pendant longtemps, au Luxembourg, les eaux de captage souterraines ont suffi à alimenter le pays. Mais devant l’accroissement démographique et les demandes sans cesse grandissantes de l’industrie comme de l’agriculture, les sources ne sont plus parvenues à satisfaire tous les besoins dans des localités de plus en plus nombreuses. La loi du 14 février 1900 autorisant la création des syndicats de communes en vue d’utilité publique a alors permis de faciliter les coopérations et de lancer de grands travaux d’approvisionnement (dans les cantons d’Esch-sur-Alzette et Capellen dès 1908, par exemple).

Mais l’augmentation continue des quantités d’eau prélevée dans les réserves du grès de Luxembourg a commencé à inquiéter certains spécialistes, dont le géologue Michel Lucius. C’est ainsi qu’est décidée la construction d’un barrage à Esch-sur-Sûre, dont les travaux dureront de 1953 à 1958. La double voute haute de 47 mètres contient les eaux pluviales provenant d’un bassin versant de 428 km², dont les deux tiers se trouvent en Belgique. Cette géographie particulière n’est pas sans effet, puisque la législation luxembourgeoise ne peut évidemment pas s’appliquer hors des frontières du Grand-Duché. Le contrat de rivière Haute-Sûre est toutefois commun aux deux pays et des collaborations existent avec le Parc naturel belge Haute-Sûre Forêt d’Anlier, mais les objectifs sont forcément différents des deux côtés de la frontière.

Le lac peut retenir soixante millions de mètres cubes au maximum et depuis cette année, une nouvelle station de traitement ultramoderne prépare l’eau avant sa distribution dans presque tout le pays depuis Eschdorf. Aujourd’hui, plus de cinquante pour cent de l’eau potable utilisée au Luxembourg provient du lac d’Esch-sur-Sûre, mais, avec tous les autres syndicats du pays portant la même mission, le Syndicat des eaux du barrage d’Esch-sur-Sûre (Sebes) a la capacité d’atteindre 90 pour cent des ménages du Luxembourg avec l’eau potable.

Cette mission, prioritaire sur toutes les autres, nécessite de protéger la qualité de son eau. Un récent règlement grand-ducal (16 avril 2021) délimite ainsi cinq types de zones de protection différentes, définis selon de nombreux critères. La proximité avec le point de prélèvement (près du barrage) est la plus stricte. Globalement, plus le territoire est situé à proximité du lac ou de ses affluents et plus la réglementation est contraignante. En plus du règlement grand-ducal, deux lois posent les bases de la protection de l’eau du barrage : celle sur la protection de l’eau (2008) et celle sur la qualité de l’eau destinée à la consommation humaine (2022).

Les premières initiatives pour protéger l’eau du lac sont bien sûr antérieures, mais la réglementation est désormais beaucoup plus rigoureuse. Elle vise notamment à maintenir de nombreux éléments sous les limitations autorisées (hydrocarbures, médicaments, pesticides, bactéries, métaux lourds…), à contrôler la prolifération des algues (les cyanobactéries n’empêchent pas la potabilisation, mais les algues vertes peuvent boucher les filtres) ou l’eutrophisation (apport exogène de nutriments, comme les nitrates et les phosphates). Plus d’une vingtaine de points de mesures situés sur le lac et ses affluents permettent la visualisation exacte des plus de 200 indicateurs pris en compte.

Les valeurs obtenues permettent de déterminer la qualité de l’eau, mais elles n’expliquent pas toujours les causes précises de l’évolution de cette qualité. « Un biologiste du Sebes (Syndicat des eaux du barrage d’Esch-sur-Sûre) étudie les algues pour identifier les facteurs qui provoquent leur arrivée  », avance Laurent Spithoven, 40 ans, animateur « Ressources eau potable » du Sebes, chargé d’aller au contact de la population pour lui présenter les enjeux particuliers de la protection de l’eau autour du lac. « Il existe bien une corrélation entre leur arrivée et la présence de nutriments, mais on ne comprend pas encore bien tout le processus de déclenchement. Il est question de météo, de débit de l’eau, de sa température, du vent… Nous cherchons à mieux connaître ce phénomène. »

Des agriculteurs engagés

Même s’il n’est pas le seul, l’agriculture est un secteur dont les activités impactent la qualité de l’eau du lac. Une grande partie des interdictions énoncées dans le règlement grand-ducal lui est d’ailleurs consacrée. Ainsi, depuis plusieurs années, des outils ont été créés pour mieux accompagner leur adaptation à des méthodes plus vertes. « Il est évident qu’avec le nombre d’hectares cultivés, les effets des pratiques agricoles sur l’eau sont importants, souligne Laurent Spithoven. Mais il n’est pas question d’en faire un bouc émissaire. Nous sommes tous dans le même bateau et notre objectif est que tout le monde s’en sorte le mieux possible. »

Une coopération a été créée en 2014 entre le Sebes, le parc naturel de la Haute-Sûre (Naturpark Öewersauer) et des agriculteurs volontaires dans le cadre d’un groupe de travail « Agriculture » du contrat de rivière de la Haute-Sûre. La Laku (Landwirtschaftlech Kooperatioun Uewersauer) est née de cette ambition de maintenir une agriculture économiquement rentable, tout en la développant pour garantir la meilleure qualité de l’eau. « Tous les agriculteurs qui nous rejoignent le font à titre volontaire, explique Martine Stoll, 35 ans, coordinatrice de la Laku. Il faut reconnaître que, pour eux, les contraintes législatives pour protéger l’eau sont strictes et notre but est de les soulager, de les aider en réfléchissant à des mesures innovantes qui leur donneront la possibilité de continuer à travailler sur leur exploitation, sans que cela ne grève leur rentabilité tout en améliorant la qualité des eaux du lac. » Les experts de la Laku soutiennent d’ailleurs non seulement les agriculteurs, mais aussi leurs conseillers agricoles.

Ainsi, grâce aux 96 exploitants membres (53 pour cent des exploitations et 73 pour cent des surfaces), la région du lac est devenue un laboratoire de bonnes idées et de bonnes pratiques. Un des derniers exemples en date est la fondation de la coopérative céréalière Käre vum Séi (les céréales du lac). Une vingtaine d’agriculteurs produisent ainsi depuis 2021 du blé, de l’orge et de l’épeautre en prenant toutes les mesures bénéfiques à la protection de l’eau. Ces céréales sont ensuite transformées en farines et les boulangeries
Jos & Jean-Marie se chargent de confectionner les pains puis de les vendre.

À Mecher, Claude Majerus (40 ans) mène une exploitation orientée majoritairement sur la production laitière, mais où une partie (environ 25 hectares) est dirigée vers celle de céréales pour Käre vum Séi. Il est d’ailleurs le président de la coopérative. « J’aime l’idée de mener mes cultures en prenant soin de mon environnement, avance-t-il. Je ne suis pas bio, mais cela ne m’empêche pas de réfléchir à ma façon de travailler. »

Confronté à la présence de rumex (oseille crépue) dans ses champs, il a décidé d’investir dans une machine qui permet de faire disparaître cette adventive non désirée avec une très haute précision. Derrière le tracteur, il détaille le fonctionnement de l’appareil : « Les deux bras se baissent et sont protégés de la lumière par une bâche. Dans chacun d’entre eux se trouve une caméra infrarouge qui sait reconnaître spécifiquement le rumex. Lorsque l’information arrive, elle est transmise au processeur qui fait ouvrir les buses situées juste au-dessus du rumex. Grâce à ce système, nous n’avons pas à traiter l’intégralité des champs, seules les plantes que nous ne désirons pas sont visées avec la plus grande précision possible. Auparavant, traiter un hectare me coûtait entre 60 et 70 euros de produits, sans compter les heures de travail et l’eau consommée. Aujourd’hui, avec cette machine, cela me revient à cinq pour cent de cette somme. Avec le même montant, je peux m’occuper de vingt hectares. Alors oui, j’ai investi 57 600 euros pour l’acheter, mais sur le long terme, je ne serai pas perdant. »

Incongruité administrative. Alors que son système hi-tech est particulièrement vertueux pour l’environnement, il n’est pas reconnu par le ministère de l’Agriculture dans la liste des techniques innovatrices éligibles à une subvention étatique. « Mais avec l’aide de la Laku, j’ai bon espoir que l’on corrige cela ! », sourit Claude Majerus.

Toute une société à convaincre

Dans un autre hangar, il détaille le fonctionnement de la machine avec laquelle il utilise la technique du Cultan. À l’arrière du tracteur, des dizaines de roues métalliques dentées se succèdent. Elles permettent d’injecter dans le sol de l’ammonium, avant qu’il se transforme en nitrate. Ces poches de fertilisant, non soluble, vont donc rester longtemps dans le sol à disposition des plantes et ne seront pas lessivées par les pluies, comme le seraient les nitrates. « Il y a un GPS dans le tracteur et un autre sur la remorque, précise Claude Majerus. Lorsqu’ils remarquent que je repasse sur un endroit déjà travaillé (NDLR : ce qui est inévitable puisque les champs ne sont pas des formes géométriques régulières), il stoppe la diffusion de l’ammonium dans le sol. »

Ici encore, le gain d’efficacité s’associe à une gestion moins dispendieuse des fertilisants. Cette machine a été acquise dans le cadre d’un projet-pilote coordonné par la Laku qui réunit trois fermes du Parc naturel de la Haute-Sûre. « Dans la région, je vois bien que les réflexions avancent, constate l’agriculteur. J’ai par exemple un collègue qui a rejoint Käre vum Séi et qui remarque cette année que les céréales qu’il traite le moins sont en meilleure santé que les autres. Il ne s’y attendait pas et ça le travaille, il se pose des questions. C’est pour cela que la Laku est une bonne chose pour nous. Elle nous aide à repenser notre activité et lorsque nous mettons en place des nouveautés, ce sont nos voisins qui, à leur tour, finissent par s’intéresser à ce qui marche. »

S’il est patent que la préservation de l’environnement est un enjeu de plus en plus intégré dans la mentalité des agriculteurs situés autour du lac de la Haute-Sûre, tout n’est pas gagné pour autant. Tout d’abord, il y a toujours des exploitants à convaincre. Et puis, les initiatives comme Käre vum Séi restent des exceptions, de petits îlots d’agriculture vertueuse qui représentent une surface limitée. Et, en bout de chaîne, il faut aussi que le grand public adhère. « Il y a un surcoût pour produire les céréales Käre vum Séi, ce qui induit fatalement de vendre ces pains plus chers que les autres, reconnaît Claude Majerus. Je suis assez inquiet parce que, visiblement, tout le monde n’est pas prêt à payer un peu plus cher son pain, malgré tout le mal que nous nous donnons… Käre vum Séi est une initiative magnifique qui a demandé énormément de courage. J’ai tellement envie que cela fonctionne. »

Erwan Nonet
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