Figures sociales des temps digitaux : les influenceurs surfent sur un marché né sur les réseaux sociaux, miroir des aspirations et des préoccupations globales… avec, aussi, des implications locales

Strip-tease

d'Lëtzebuerger Land vom 04.11.2022

Les semelles compensées de douze centimètres, c’est bien pratique pour attraper une bouteille de vin sur la plus haute étagère du rayon. Dans le post Instagram de l’influenceuse Jade Leboeuf en ce mois de septembre, le produit vendu n’est pas la sandale-espadrille à talon, mais la foire aux vins chez Auchan Luxembourg. « Découvre le live shopping dans lequel on fait une dégustation avec Steph sur la chaîne YouTube de @auchan_lu le 14.09 à 19h », écrit l’influenceuse aux 151 000 followers sur le réseau social. « Steph », pour Stéphane Rodrigues, est son mari, influenceur lui aussi. Il rassemble moitié-moins d’audience que son épouse, par ailleurs fille de l’ancien footballeur français (champion du monde) Franck Leboeuf. On retrouve le couple sur la chaîne Youtube de la filiale luxembourgeoise du groupe français (celle-ci compte 290 subscribers) où l’on assiste à une dégustation privée en mondovision : « Moi, par exemple, le Chablis, j’aime pas », confie la belle Jade au grisonnant Marcel, « sommelier de la Cloche d’or », sous le regard amoureux et bienveillant de Steph.

Dans leur ouvrage Influencer: die Ideologie der Werbekörper, Ole Nymoen et Wolfgang Schmitt, voient dans les influenceurs « eine der wichtigsten Sozialfiguren des digitalen Zeitalters ». L’influenceur n’a pas encore d’entrée dans le Centre national de ressources textuelles et lexicales. Les deux chroniqueurs allemands, de passage à Luxembourg le 21 octobre (dans le cadre de la programmation de l’institut Pierre Werner) les présentent comme des individus qui ont acquis une certaine notoriété sur les réseaux sociaux et qui y produisent des contenus électroniques, publicitaires ou non. Le 13 octobre, le centre d’histoire contemporaine et digitale de l’Uni.lu, le C2DH, s’intéressait lui aussi au phénomène et avait rassemblé pour un débat trois influenceurs locaux (répondant à cette définition). Le sujet : « Influenceurs, une plongée dans les pratiques et cultures numériques ». Ont participé Anne Faber, spécialisée dans la gastronomie et les voyages, Luca de Michele, make-up artist, et Natascha Bintz, influenceuse lifestyle autoproclamée « Luxembourg’s N.1 Momfluencer ». L’événement s’inscrit dans le programme de recherche Hivi, a History of online virality, mené par Valérie Schafer. Cette spécialiste des cultures numériques documente notamment comment les phénomènes viraux influencent la culture populaire. Elle cite en exemple le dancing baby, une animation 3D qui s’est répandue dans la seconde moitié des années 1990 sur les forums du web, alors en voie de démocratisation. Le bébé danseur avait percé via la télé, média davantage mainstream à l’époque, et la série Ally McBeal. Pour Valérie Schafer (ancienne chercheuse à l’Institut des sciences de la communication du CNRS), la vie numérique luxembourgeoise présente un intérêt notable par son multilinguisme et sa dimension transfrontalière. Postée à ce carrefour digital, elle observe la professionnalisation des pratiques digitales et l’émergence des influenceurs qui créent « leur petite entreprise ». « Ils ont cette capacité à transmettre un style de vie, une compétence et une expertise », explique-t-elle au Land. Elle souligne leur professionnalisme et leur capacité à s’adapter aux plateformes, avec la définition de modèles économiques propres.

37 800 personnes sont abonnées à la page « insta » de Natascha Bintz. L’ancienne mannequin et Miss s’y dit « créateur digital ». Elle se met en scène seule (souvent, dans un style autocentré propre à Instagram), par exemple pour promouvoir un mode de vie sain, où l’on limite la consommation de produits transformés : « Not a diet, a lifestyle », précise-t-elle. Dans une autre vidéo, Natascha Bintz ouvre des colis du distributeur de cosmétiques Jadorebio (4 149 followers) en compagnie de sa fille Adriana, quatre ans. « Maman est de mauvaise humeur le matin ? », demande-t-elle à sa chérubine qui répond par l’affirmative. « Alors, dans ce cas tu dis, maman… - Prends tes compléments (alimentaires, ndlr) », complète Adriana. Dans une autre publication, Natascha Bintz apparaît dans une cuisine de pizzeria. L’influenceuse apprentie pizzaiola noue son tablier, saupoudre de la farine sur le plan de travail, en jette en l’air (pour l’effet spectacle, comprend-on), étale la pâte, dispose la garniture, enfourne et déguste la pizza. Une inscription en haut de l’écran informe qu’il s’agit d’un « partenariat rémunéré » avec cheesy.luxembourg, une pizzeria à Bonnevoie. (La pizza napolitaine est trendy. Jade Leboeuf et Steph Rodrigues exploitent le foodtruck « Hyde, neapolitan street pizza ».) Sur Linkedin, Natascha Bintz est « Mompreneur », self-employed chez Made Production, Eco-Family, Lifestyle & Travel Influencer. Au début du mois, elle était interviewée dans le podcast Money Talks de l’Alfi (le lobby luxembourgeois des fonds d’investissement) diffusé - contre rémunération - par RTL et dont le sous-titre est « Sue sinn net alles ».

L’universitaire Valérie Schafer relève que « la prescription par un individu fonctionne mieux » que si elle émane d’un acteur institutionnel. L’incarnation peut susciter chez le récepteur une identification ou de l’admiration. « Les affects comptent », relève-t-elle. Depuis les années 2000, les sciences sociales s’intéressent aux « publics affectifs » et aux « affects numériques ». Dans Le Web affectif, une économie numérique des émotions, Camille Alloing et Julien Pierre analysent la possibilité offerte par les plateformes, dans leur partie commentaire ou par les données statistiques, de quantifier les affects et de cibler les prospects. Les auteurs parlent de « capitalisme numérique ». Cela sert l’aspect commercial. Des valeurs sont aussi véhiculées, dans une logique d’embodiment, explique Valérie Schafer. À travers les publications, « les femmes reprennent possession de leur corps. Cela peut devenir politique, être revendiqué comme de l’empowerment », poursuit la professeure à l’Uni.lu. Natascha, Jade et Steph affichent une plastique aux codes de magazines, portent des outfits dernier cri et mettent en scène leur vie privée (en tant que parents ou amoureux) quand tout va bien. Dans un autre genre, Curves mama, « grosse meuf (…) qui partage des plans fringues et bouffe » (4 165 followers), pose au Luxembourg et dans la Grande-Région et exhibe fièrement ses formes. Pauline Torres, la plus influente des influenceuses locales selon l’indicateur des followers (376 000 en l’espèce, soit l’équivalent de la moitié de la population du Grand-Duché) se montre elle-aussi dans des jolies tenues parfois légères, mais elle partage également ses peines, comme la perte d’un être cher. Sur Instagram, Pauline Torres a fondé Paueme.edition, un commerce en ligne de bijoux et prêt-à-porter. Sur Linkedin, elle est Senior Auditeur chez PWC Luxembourg.

Natasha Bintz a gagné en notoriété lorsqu’elle participé en 2017 à l’émission de télé réalité The Game of Love, un « jeu » dans lequel quatre couples testent la solidité de leur relation pendant trente jours, entourés de célibataires (dont Natasha Bintz, à l’époque). Dylan Thiry, petit prince des influenceurs made in Grand-Duchy, s’est fait connaître en concourant à Koh Lanta (émission télévisuelle qui consacre le candidat qui survit à quarante jours dans le dénuement sur une île tropicale) avec des mocassins en cuir griffés pour uniques chaussures. Dylan, 1,6 million de followers, vit aujourd’hui principalement à Dubaï (capitale internationale des influenceurs) et capitalise sur sa célébrité dans le monde francophone. Sa page Instagram s’apparente à une toile bigarrée, un parcours de vie décousu, parfois antinomique. Celui qui a servi au Saumur, célèbre strip club de la capitale, met en scène ces dernières semaines son pèlerinage à La Mecque et son combat de boxe contre une autre star de la télé réalité. Dylan publie de nombreux clichés de ses missions humanitaires en Afrique (avec un engagement résolu qui a l’air sincère), étale ses voitures de sport, promeut des baskets ou pose sur une piste de ski aux Émirats. Il légende : « Du ski dans le désert ». « Trop bien de réaliser une aberration écologique dans une ville qui est elle même une aberration tout en étant tout à fait satisfait », réagit Orininjaa, qualifiant l’influenceur « d’imbécile heureux ». « L’influenceur pense et agit de manière globale. Il est constamment en voyage et représente un cosmopolitisme consumériste », écrivent Ole Nymoen et Wolfgang Schmitt.

Les auteurs envisagent les influenceurs à travers le prisme marxiste. Ils décrivent comment ils intègrent parfaitement la chaîne de distribution capitaliste et désamorcent du même coup la dimension « nouveauté » du phénomène. Le producteur ne justifie l’immobilisation du capital immobilisé nécessaire à la production que lorsque le produit est vendu. Le vendeur, qui a longtemps été le seul commerçant, a parfois peiné à expliquer la survaleur, celle de l’usage (Gebrauchswert). La publicité a rempli cette fin des siècles durant. Les influenceurs l’incarnent aujourd’hui. Ole Nymoen et Wolfgang Schmitt se montrent dans l’ensemble très critiques vis-à-vis de ces célébrités à même de véhiculer et de faire adopter de fausses informations. Valérie Schafer, se veut moins « pessimiste ». L’universitaire conçoit que l’on ne s’informe pas via les influenceurs, mais par d’autres canaux.

Jennifer Boistelle fait la synthèse. Sa page instagram attire 19 600 followers. Rencontrée la semaine passée rue Glesener où elle mène ses affaires, Jenn (puisqu’il convient de l’appeler selon son ID insta) ne se conçoit pas influenceuse. Instagram serait plus sa vitrine, la preuve de son bon goût. Jennifer Boistelle a professionnalisé voire industrialisé l’approche. Lorsqu’elle était directrice d’une prépa pour école de commerce à Metz, l’une de ses amis, Caroline Receveur, a participé à la téléréalité Secret Story (un Big Brother où les participants cachent un secret) où elle y a conquis la célébrité (elle a par la suite figuré dans la série Les Anges en compagnie de la célébrissime et diva de
l’influenzia, Nabilla Benattia). Jennifer Boistelle a ensuite aidé son amie à monétiser sa nouvelle popularité, notamment auprès de grandes entreprises du luxe, des cosmétiques ou de l’hôtellerie. D’une campagne à l’autre, l’impresaria pour homme-sandwich (pour utiliser une terminologie de boomer) est devenue agence de gestion d’image de marque, notamment auprès d’entreprises. Elle opère donc le rôle d’interface entre les producteurs et les Werbekörper que sont les influenceurs (elle les qualifie d’ailleurs elle-même de « panneaux publicitaires »). Jennifer Boistelle est « passée d’Insta à Linkedin », dit-elle, où elle interagit dorénavant davantage avec ses clients que sont les banques ou les ministères. Elle évoque la concurrence entre les influenceurs et la presse, deux médias via lesquels les annonceurs peuvent passer pour communiquer. Ici, une page d’un magazine coûterait à peu près le même prix q’une petite campagne Insta par un influenceur local, autour de 3 000 euros. « On faisait des déj presse et influenceurs, mais à un moment on n’est plus parvenu à les faire venir ensemble. Il a donc fallu organiser deux événements séparés », témoigne-t-elle. Puis il faut choisir le « bon influenceur », celui qui correspond à la marque. Jennifer Boistelle oppose les macro-influenceurs que sont les stars de téléréalité française dotées de millions d’abonnés aux micro ou nano-influenceurs, dans un esprit plus boutique et niche où l’on va directement s’adresser à la clientèle visée. (L’entrepreneure se dit consciente des dangers du drop shipping dans le cadre duquel des influenceurs promeuvent un produit potentiellement dangereux, comme un shampoing qui ferait perdre les cheveux.) Deux potentielles ambassadrices de l’approche (laquelle permettrait difficilement d’assurer un train de vie élevé grâce au seul marché local) seraient Natascha Bintz ou Jade Leboeuf. Cette dernière est d’ailleurs une copine de Jennifer. Elles ont récemment organisé ensemble un vide-dressing au sous-sol du Bazaar (l’un des restaurants du compagnon de Jennifer Boistelle, Gabriel Boisante), dans un esprit « seconde-main » où l’on vend à prix modique pour offrir une deuxième vie aux textiles. L’entrepreneure cite Coco Chanel : « La mode se démode, le style jamais. »

Pierre Sorlut
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