Des homards aux hyperloops : Le programme électoral des Pirates est éclectique. Le parti approche la politique comme un problème d’ingénierie électorale

« Nei Gesiichter op neie Verpackungen »

Two Pirates Look at Forty :  Sven Clement et Marc Goergen accueillent les membres sur un bateau de croisière amarré à Remich,  j
Photo: Olivier Halmes
d'Lëtzebuerger Land du 08.09.2023

Jeudi dernier, le parti pirate tenait son congrès national sur un bateau de croisière fluviale, amarré à Remich. « Rund- Schleusentouren & Schlemmerfahrten », lit-on sur une banderole accrochée à la coque par l’opérateur Navitours. Le congrès durera 27 minutes chrono. « Haalt d’Kaarte w.e.g. laang oprecht, fir dat d’Fotografen och e puer Sekonnen hunn, fir d’Foto ze huelen », dit Marc Goergen au moment où les membres s’apprêtent à voter le programme. Sven Clement aurait dû officier à cette partie de la soirée. « Elo géing ech de Sven erëm erop bieden », annonçait donc Goergen. Mais son collègue-député est soudain introuvable. « Wou ass en hin ? », demande Goergen. « Ah, hien ass op RTL… Okay. Laacht lo schéin, well de Sven ass elo live am Journal. » Pour une auto-proclamée « Matmaachpartei », le déroulement du congrès se révèle plutôt infantilisant. Les deux chefs se relaient entre eux, d’autres intervenants ne sont pas prévus. Le bateau reste à quai, « pour des raisons écologiques », dira Clement. (Le moteur auxiliaire tournait pour alimenter le navire en électricité.)

Une centaine de Pirates se sont déplacés, beaucoup en famille avec les enfants. Ils sont assis dans un décor très nineties. Le sol est recouvert d’une moquette brune, les fenêtres ornées de rideaux argentés. Ils attendent que la partie officielle se termine. Le discours programmatique prononcé par Clement se perd dans le brouhaha général des conversations et des commandes au bar. Dans la longue salle des fêtes, la moitié du public n’écoute pas, ou à peine. « Et gëtt Zäit fir nei Gesiichter op neie Verpackungen », lance Clement. Une question de marketing, en somme. « An lo kann d’Fiesta ugoen ! », conclut Goergen, déclarant le buffet ouvert. « D’Lisa aus dem Süden » assure l’accompagnement musical. Elle se lance avec entrain dans le répertoire de Fausti (Zwou Bulle Mokka, De Metti leeft dem Ketti), plus des classiques mosellans comme Kättche, Kättche. On se croirait à une fête de carnaval, une impression que viennent renforcer les nombreux accessoires vestimentaires en mauve, la couleur du parti. Un candidat de la circo Est, patron du centre de loisirs « Fun-City » à Pétange, porte des pantalons et une veste violets, un « Fueskostüm » acheté la veille, explique-t-il.

De tous les programmes électoraux, celui des Pirates a été le dernier publié, ce mardi dans l’après-midi. (Un retard dû à la mise en page, explique Goergen.) Le parti n’a jamais été un ami du « copyright » : « Wëssen muss fräi zougänglech sinn an dierf net duerch Paywalls oder Abonnementer limitéiert ginn », lit-on dans le programme. Celui-ci se lit comme un copier-coller d’éléments empruntés à droite et surtout à gauche. Jeudi dernier, sur les eaux de la Moselle, Clement en soulignait surtout la compatibilité avec le CSV. Son discours a mis l’accent sur les politiques familiale et sécuritaire : plus de présence de policiers (mais contre l’introduction d’une police communale) et « fir de Choix » en matière de garde des enfants.

Sven Clement estime que les parents gardant leurs enfants à la maison feraient « un cadeau à l’État, à hauteur du Chèque service d’accueil ». Une situation qu’il estime « un peu perverse ». « D’Eltere kréien de Choix ewechgeholl », s’indigne le programme pirate. Le sujet mobilise la classe moyenne luxembourgeoise qui exprime ses ressentiments contre les maisons-relais sur Facebook et sur le site des pétitions du Parlement. Plutôt que de réclamer une amélioration de l’offre publique et des équipements collectifs, ils exigent un « Elteregeld » leur permettant de sortir leurs enfants des « institutions ». Cette logique individualiste, le programme pirate la pousse au paroxysme, en réclamant que les chèques services soient payés « en cash ». Les parents pourraient ainsi garder leurs enfants à la maison, et l’argent pour eux. (Liberté-Fräiheet, le one-man-show de Roy Reding, propose la même formule.) Clement part du principe que de nombreux enfants sont gardés « par le reste de la famille, éventuellement par les grands-parents ». Sa proposition est faite sur mesure pour les primo-votants qui, en 2018, avaient plébiscité les Pirates et sont entretemps devenus parents. Or, elle fait abstraction du fait que la moitié des enfants n’ont pas leur Boma et Bopa au pays et que les barrières linguistiques empêchent souvent les parents d’assurer un suivi des devoirs à domicile.

En mettant l’accent sur un sujet occupé par la droite (et qui permet à Xavier Bettel de ringardiser le CSV en lui reprochant de vouloir reléguer les femmes « à la cuisine »), Sven Clement a donné un reflet déformé du programme pirate. Car, sur les questions sociétales, celui-ci recoupe en très larges parties les positions de la gauche libérale. Les pirates plaident pour « un soutien renforcé aux demandeurs d’asile », pour les droits des « Reeboufamillen », pour une décriminalisation des usagers de substances illicites et pour une légalisation (sous conditions) de la prostitution.

Dans l’ensemble, le programme reste mainstream. Les Pirates cherchent la respectabilité et prennent peu de risques. Comme Fokus, ils sont favorables au « gedeckelten Index » ; comme Déi Lénk et Volt, ils veulent une circonscription unique ; comme le DP, ils plaident pour la « reconnaissance officielle » des « e-sports », c’est-à-dire des jeux vidéo de compétition. Clement & Co n’offrent qu’une poignée d’unique selling propositions : Des « rétrocessions fiscales » vers la Grande Région, un système de vignette pour les autoroutes, ou encore l’instauration d’un « Biergerrot », dont les membres devraient être tirés au sort, comme au temps de la démocratie athénienne. La proposition la plus inattendue est peut-être celle de « casser le monopole » de la Loterie nationale sur les jeux d’argent. En prélevant des taxes, espèrent les Pirates, l’État pourrait « profiter de ce Milliardenmarché ».

Les propositions plus clivantes sont passées à la trappe. En 2018, le parti voulait geler sur cinq ans l’enveloppe budgétaire dédiée aux traitement des fonctionnaires. Cette revendication a disparu, tout comme celle de « renforcer le secret bancaire » ou de réduire progressivement le temps de travail. Le revenu de base universel avait été la proposition-phare du parti en 2013. Dix ans plus tard, elle ne fait plus qu’une brève apparition et se voit traitée en huit mots chrono : « E Grondakommes a Form vun enger negativer Akommens-
steier ». Quant à l’idée d’organiser un référendum sur la monarchie ou la république, elle avait déjà été abandonnée entre 2013 et 2018.

Clement et Goergen se rêvent en notables et en faiseurs de rois. Ils veulent paraître respectables et « koalitiounsfäheg ». Chez les Verts, il aura fallu près de trente ans pour que les « Realos » s’imposent. Les Pirates l’ont fait en une mandature. Les Pirates en chef se sont libérés des hiérarchies plates et de la démocratie de base qui, par le passé, avaient fait déraper les congrès. En 2023, celui-ci n’est plus qu’une formalité, voire un simulacre. Clement et Goergen assurent que le travail participatif a été mené en amont. Les différents chapitres du programme auraient été élaborés au sein de groupes de travail, puis amendés et rediscutés.

Sur la question climatique, les pirates ne font pas preuve de grand courage. Comme quasiment tous les politiciens, Clement promet des « Belounungssystemer anstatt Bestrofungssystemer ». Le parti fait preuve d’une bonne dose de techno-solutionnisme. Il chante les louanges du captage de carbone, des véhicules autonomes et des « hyperloops » promus par Elon Musk. La croissance est abordée timidement : Le problème ne serait pas « la croissance en elle-même », car celle-ci ne serait « net an allen Hisiichte schlecht ». Les Pirates trouvent la parade, et élèvent la question au niveau de la Grande-Région : « Et muss een och emol op eppes verzichte kënnen ».

Jeudi dernier, sur le bateau de croisière, Marc Goergen (un ancien du DP) s’est moqué des « kleng Parteien, wou lo op Ego-Tripen iergendeen mengt, hie misst lo erëm an d’Chamber kommen ». Il oublie qu’à part l’adverbe « erëm », la description colle parfaitement aux Pirates d’il y a cinq ans, tellement désespérés de décrocher un siège qu’ils avaient formé une éphémère alliance avec le PID de Jean Colombera. Clement approche la politique comme un problème d’ingénierie électorale. Il pensait ainsi avoir découvert un nouveau gisement électoral au Brésil. Peine perdue, seulement 188 néo-Luxembourgeois brésiliens prirent la peine de s’inscrire. Dispensés de traditions et d’idéologies politiques à respecter, les Pirates peuvent rapidement s’adapter aux opinions changeantes. Ceci explique sans doute que le parti exerce un tel attrait sur les sondeurs. Le « managing director » d’Ilres Tommy Klein s’est fait transfuge, sans aucune période de « cooling off ». Son ancien chef à l’institut de sondage, Luc Biever (aujourd’hui directeur de Stugalux), conseille le parti de manière bénévole.

Marc Goergen et Daniel Frères, le fondateur de l’ASBL « Give us a Voice » et conseiller communal à Remich, s’érigent en justiciers de la cause animale. Les Pirates se présentent comme « déi eenzeg original Déireschutz-Partei ». Le sujet occupe sept pages du programme électoral, dont deux alinéas spécifiquement dédiés aux homards et autres crustacés. Par le passé, le parti n’a pas hésité à lancer des attaques ad feminam contre la verte Carole Dieschbourg (et la chasse de mouflons). « Give us a Voice » s’en est pris à Simone Asselborn-Bintz qui avait dû euthanasier son chien malade. Lâchées sur les réseaux sociaux, ces campagnes dégénérèrent en menaces de mort.

En 2018, les Pirates avaient misé sur le social, balançant des slogans simples et simplistes. La campagne s’était avérée redoutablement efficace. L’ancien parti des nerds réussit à capter une bonne partie du vote populaire et jeune. La structure d’âge de l’électorat pirate aurait entretemps évolué, le parti ayant beaucoup progressé parmi les 35-55 ans, dit Clement, se référant à un sondage commandité fin 2022 à l’Ilres. (« C’est moi qui l’ai présenté ; j’étais de l’autre côté de la table », se rappelle Tommy Klein.)

Dans le chapitre dédié à la politique fiscale, l’auto-proclamé parti des « sans-voix » se transforme en parti des propriétaires. Les Pirates se scandalisent de la « verstoppten Ierfschaassteier » que constituerait l’imposition des plus-values réalisées lors de la vente de la maison parentale. L’administration fiscale, écrivent les Pirates, devrait en général manifester plus de « Kulanz ». Quant à l’impôt foncier, il serait à « limiter au plus nécessaire ». Pour faire bonne mesure, le programme balance quelques éléments de gauche, dont le relèvement du taux maximum à 47 pour cent. Mais quelques lignes plus loin, les Pirates se métamorphosent de nouveau, cette fois-ci en faucons de l’orthodoxie budgétaire : « D’Finanze vum Staat musse responsabel gefouert ginn a grad op der Säit vun den Ausgabe mussen Ustrengunge gemaach ginn ». Et de revendiquer un automatisme légal pour mieux garantir l’équilibre budgétaire. Dans son chapitre « Biergerbedeelegung », le parti propose de créer une plateforme publique sur laquelle les internautes peuvent suggérer de manière anonyme « a wéi enge Beräicher de Staat kéint Steiergelder spueren ».

Durant la pandémie, Clement avait réussi à se profiler par une critique « evidence based » des mesures sanitaires. Cette ligne politique lui a permis d’éviter l’écueil antivax, et elle explique le grand bond en avant fait par les Pirates dans les sondages. Mais le député sait également jouer la partition populiste. Il est passé maître dans la scandalisation, et se met en scène comme chantre de la « transparence » et dévoileur d’« affaires ». Un des slogans des Pirates aux législatives est ainsi « keng Korruptioun ». Le programme reste très vague sur ce qu’il faut comprendre par là : « Beim Eurobarometer vun 2022 iwwert d’Korruptioun hunn 46% vun alle Befrote gesot, dass et Korruptioun an der Politik zu Lëtzebuerg gëtt. » Après le « Sëcherheetsgefill », place au « Korruptiounsgefill ». Les partis pirates ont presque tous sombré. Créée en 2009, la franchise Clement a tenu. Au Luxembourg, le populisme pirate agit comme une digue contre le populisme de droite qui est en train de déferler sur l’Europe. 

La Piratepartei est dirigée par deux entrepreneurs, des self-made men. Cela se ressent dans le programme. Celui-ci s’insurge contre l’impôt minimum sur la fortune qui occasionnerait « des coûts supplémentaires pour les jeunes entreprises fondées avec peu de capital ». Les Pirates plaident pour une nouvelle loi Rau incitant les petits épargnants à devenir des « petits actionnaires », et célèbrent les cryptomonnaies comme « eng Chance fir d’Mënschen op der ganzer Welt ». Sven Clement est le co-fondateur et « managing partner » d’une agence de com’ digitale. Celle-ci détient un tiers d’Accounttech, une société offrant des logiciels pour les déclarations d’impôts et les fiches de salaires, ainsi qu’un quart de Moien News Media. « Mit den sechs Mitarbeitern in der Fraktion komme ich auf 18 Angestellte, die mir operativ unterstehen », se targuait Clement, en août 2021, face au Land. En affaires, son collègue Goergen a eu moins de succès. En 2017, il a lancé Gowe Sàrl, une agence de publicité qui s’occupait notamment de la mise en page des bulletins communaux de Mondorf (De Munnerefer Buet) et de Mertzig (Martiaco). La société a déclaré faillite en 2019. Goergen en donne la faute aux deux bourgmestres libéraux qui auraient résilié les contrats après son entrée à la Chambre.

La Piratepartei fonctionne aussi comme une entreprise familiale : Le père de Sven Clement a décroché un mandat en Ville, sa mère a été élue dans le conseil communal de Dalheim et est candidate dans la circo Est. Les promesses survoltées des sondeurs ont rendu le parti attractif pour ceux qui cherchent un raccourci vers la Chambre ou un conseil communal. Jeudi dernier, sur le bateau Navitours, on aura croisé entre autres un agent immobilier, une coiffeuse pour chiens, un gérant de fonds alternatifs et un étudiant rêvant d’ouvrir un jour sa propre fiduciaire.

« Déi nächst fënnef Woche ginn cool », promet Clement en conclusion à son discours. Mais c’est après les élections que les embrouilles pourraient débuter. Les derniers sondages promettent trois sièges supplémentaires aux Pirates. Une telle multiplication des députés devrait exacerber les tensions programmatiques, voire aboutir à une cacophonie politique. L’élection de l’agent immobilier et annonceur de Lëtzebuerg Privat, Daniel Frères, pourrait ainsi égratigner l’image d’opposant « constructif » que Clement s’est construite. Aux yeux des partis établis, cette imprévisibilité élimine les Pirates comme parti de coalition. Ils ne sont pas sûrs que le patron réussisse à tenir sa boutique.

Bernard Thomas
© 2023 d’Lëtzebuerger Land