Chroniques de la Cour

Question de gros sous

d'Lëtzebuerger Land vom 26.02.2021

La Cour des comptes de l’UE est satisfaite. Le procès qu’elle a intenté à l’un de ses anciens membres, le Belge Karel Pinxten, est en bonne voie car l’avocat général a proposé à la Cour de justice de lui retirer les deux tiers de sa retraite. Karel Pinxten a été en fonction de 2006 à 2018. Il avait été directement affecté à la chambre III de la Cour, celle qui nécessite de nombreuses missions lointaines puisqu’elle audite les dépenses de l’UE dans ses volets « relations extérieures, élargissement et aide humanitaire ». Les membres de cette chambre voyagent donc beaucoup. Mais trop c’est trop. A partir de 2016 (certains diront « seulement à partir de 2016 »), la Cour des comptes a des soupçons. L’office de lutte antifraude de l’UE, l’Olaf, ouvre une enquête. Dans son rapport sorti en 2018, il ressort que Karel Pinxten aurait déclaré 332 missions alors que celles-ci recouvraient en fait des activités privées. Sont épinglés des séjours à Crans-Montana ou à Cuba, des parties de chasse à Chambord et à Ciergnon, des mariages ou des réceptions entre amis. S’ajoutent d’autres accusations : utilisation de voitures de fonction et recours à des chauffeurs sans raisons professionnelles, usage illégal de cartes de carburant détaxé ; activités de gérance commerciale et politiques jugées incompatibles avec son statut. En 2014, il aurait proposé à Federica Mogherini la location d’un appartement en ne faisant quasiment aucune référence à son mandat auprès de la Cour des comptes, alors que sa chambre auditait les services de la Haute représentante de l’UE pour les Affaires étrangères.

L’Olaf avait évalué les fraudes à 473 000 euros, auxquels s’ajoutaient 98 000 euros correspondant à des rémunérations pour des jours non prestés et ne tombant pas dans les jours de congés. La Cour des comptes prend acte mais dit ne pas vouloir prendre de risques. Elle ne réclame que 153 407 euros à l’indélicat. Ses juristes estiment avoir pour cette somme seulement une base juridique suffisamment solide pour la recouvrer. Elle attend en revanche beaucoup de la sanction proposée par l’avocat général Gerard Hogan lequel, en raison du caractère « éhonté » des faits qui sont reprochés au Belge, voudrait que les deux tiers du montant de sa retraite lui soient supprimés. Gerard Hogan n’hésite pas à élever le débat, à parler du contexte actuel de remise en cause de la légitimité de l’UE, « de ses institutions et de ses personnes » et à se référer à Montesquieu lorsqu’il assène que « tous les titulaires de charges publiques sont enclins à abuser de leurs pouvoirs et qu’ils continueront de le faire tant qu’ils ne rencontreront pas de limite ». Le dossier contiendrait 25 000 pages d’annexes. Preuve que la Cour des comptes veut faire de l’affaire Pinxten un exemple. Il y va de sa réputation. Preuve aussi que son ancien membre se défend. Ses objections sont nombreuses. Son avocate est tenace.

En 2006, lors du procès de l’ancienne commissaire européenne française, Edith Cresson, accusée de favoritisme - la seule affaire comparable selon Hogan - la suppression de sa retraite demandée par un avocat général n’avait pas été confirmée par la Cour de justice. Frapper les grands serviteurs de l’UE au portefeuille pour pallier leur éventuel manque de conscience professionnelle et morale, est-ce une bonne idée ?  Certains le pensent. D’autant que les retraites sont confortables. Les membres de la Cour des comptes, les commissaires européens, les juges et les avocats généraux de la Cour de justice constituent une catégorie à part, qu’un règlement de 2006 qualifie « de titulaires de charges publiques de haut niveau ». Ce texte fixe leurs nombreuses allocations et autres indemnités, ainsi que leur retraite dont une association française a déjà dénoncé le caractère non contributif. Avec un taux d’accumulation pension de 3,6 pour cent par année de fonction, après environ un peu plus de 19 ans et quatre mois de service, ils obtiennent le maximum de ce qu’ils peuvent toucher soit 70 pour cent de leur dernière rémunération. Celle-ci correspond à 108 pour cent - voire 138 pour cent pour les présidents des institutions – du traitement de base d’un fonctionnaire de l’Union le plus haut gradé, soit à ce jour 20 768,57 euros.  Reste à savoir si la Cour de justice va envisager cette sanction. Elle connaît pourtant le sujet. Chez elle aussi, les missions qui n’en sont pas, le recours à des chauffeurs pour usage privé sont des pratiques avérées. Depuis des années et pour éviter ces abus, le Parlement européen lui demande de mettre sur son site les missions des juges, leur lieu et date et les dépenses y afférentes. La Cour de justice a toujours refusé, affichant à la place un ersatz d’information. Pourtant l’exemple pourrait venir de Bruxelles. Au cours de la présidence Juncker, et depuis 2018, sur le site de la Commission européenne, à la rubrique Transparency de la page de chaque commissaire européen, sont consignés leur mission, les frais de transports, d’hôtel et de bouche, les allocations journalières et autres dépenses. La Cour des comptes s’y est mise aussi, modestement. On ne sait ce qui retient la Cour de justice d’en faire autant.

Dominique Seytre
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