Chroniques de la Cour

Juge avec chauffeur

d'Lëtzebuerger Land du 29.05.2020

Il aura fallu que le Parlement européen parle d’éthique et de mauvaise réputation faite à la Cour de justice européenne pour que les médias s’enflamment sur la question de l’utilisation de chauffeurs pour les voyages privés des juges européens. Le 14 mai dernier, le Parlement européen adopte par 604 voix contre 78 la décharge budgétaire de la Cour pour l’année 2018, sur rapport de Tomas Zdechovsky, de la commission de contrôle budgétaire. Dans cette décision, le Parlement estime « que les conducteurs (sic) ne devraient accompagner les membres dans leurs pays d’origine que lorsqu’un tel trajet est justifié et uniquement à titre exceptionnel et demande instamment à la CJUE d’adopter rapidement des mesures pour éviter les situations dans lesquelles les conducteurs se rendent dans le pays d’origine d’un membre sans transporter de membre à bord ». Le Parlement insiste sur « les risques considérables que comportent de telles pratiques en matière d’éthique et pour la réputation de la CJUE ». Il demande enfin à la Cour de l’informer des progrès accomplis « d’ici juin 2020 ».

La Cour ne peut pas dire qu’elle n’a pas été prévenue. Dès la décharge budgétaire de 2013, le Parlement lui fait remarquer « que le coût des services privés étendus, fournis par les chauffeurs est supporté par les contribuables européens ». En 2014 et en 2015 il l’invite « à améliorer ses contrôles en matière d’utilisation des voitures officielles à des fins privées ». En 2016 il note que 21 vols avaient été réservés pour envoyer des chauffeurs dans les pays d’origine de certains membres de la CJUE ou du Tribunal de la fonction publique pour le voiturage de ces derniers ». Le Parlement a toujours mis des gants pour le lui dire. 2016 c’est aussi l’année où le juge Dehousse, professeur de droit à l’Université de Liège, quitte le Tribunal européen après treize ans d’activité. Il intente alors un procès à la Cour sur différents sujets y compris la question des chauffeurs. En septembre 2018, il accorde une interview au journal Le Jeudi. Il confirme que des voyages en avion sont payés aux chauffeurs qui amènent la voiture officielle du juge dans son pays d’origine pour les vacances, restent à l’hôtel, repartent en avion, et reviennent plus tard dans l’autre sens. À la question de savoir si de telles pratiques ne feraient pas exploser n’importe qu’elle autre institution, la réponse est que la Cour n’a jamais contesté l’existence de cette pratique, que les journalistes ne font pas leur travail, qu’en 2010, le président du Conseil européen Herman Van Rompuy fut critiqué pour avoir utilisé une seule fois sa voiture officielle pour un départ privé en vacances alors qu’à la Cour, cela arrive régulièrement, parfois sur des milliers de kilomètres ce qui est en plus une aberration environnementale ». Et d’ajouter : « Il ne faut pas oublier une réalité. La Cour est gérée par des juristes doués, qui excellent à camoufler les pratiques contestables. Les détails des règles sont souvent invoqués pour saboter les principes ».

Le 20 septembre 2019, le Tribunal européen rend son arrêt Dehousse. Il confirme que l’administration était en droit de lui remettre des ordres de missions privées des chauffeurs sur lesquels les données sont noircies, parce que sur ces documents, on peut lire la plaque minéralogique de la voiture de fonction du juge ou de l’avocat général « et qu’une telle donnée a un caractère personnel ». Dans un article de Politico paru le 22 mai dernier sur le sujet, le porte-parole Juan Carlos Gonzalez explique que la Cour applique maintenant « une approche plus restrictive » parce qu’elle « a senti la nécessité de clarifier les règles internes ». En 2017, dit-il aussi, les juges ont voyagé avec leur chauffeur dans leur pays d’origine ou autre pays 32 fois pour des raisons sans lien avec leur travail. Par exemple des visites privées d’expositions d’art ou pour des raisons de sécurité ou pour des enterrements. En 2018 il y a eu 23 cas dont treize dans lesquels un chauffeur est allé chercher un juge chez lui pour cause de grève ou de mauvais temps, sans autre option possible. En 2019, il y en a eu « seulement trois ». Tous étaient exceptionnels et justifiés. « Depuis, de tels voyages ont cessé ». Ces pratiques consistant à voyager en privé sur le compte des contribuables européens ne sont, pour des nombreux observateurs, que la pointe de l’iceberg. Malgré les nombreuses demandes du Parlement, la Cour refuse de publier les dates et les raisons précises des centaines de missions officielles ou d’intérêt européen des juges dont certaines, avec ou sans chauffeur, recouvrent un agenda privé, (Land 20/03/2020 et 01/05/2020). Seules quelques vagues indications apparaissent sur le site Curia. À noter que les 27 juges de la Cour et les onze avocats généraux ont chacun une voiture de fonction personnelle et un chauffeur particulier. Sauf, au passage, l’avocat général Michal Bobeck qui, d’emblée a refusé, non pas la voiture, mais le chauffeur. C’est bien le seul. Au Tribunal, les 54 juges ont aussi chacun une voiture de fonction personnelle mais ils doivent demander un chauffeur pris dans un « pool » mis à leur disposition.

Dominique Seytre
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