Le premier album en tant qu’auteur complet de Victor L. Pinel, Échecs, est un récit choral tout en douceur et pertinent – malgré les nombreux personnages et les histoires qui ne cessent de s’entrecroiser

La vie est une partie d’échecs

d'Lëtzebuerger Land vom 08.09.2023

Bordeaux, place de la Victoire. Un jeune homme écoute de la musique dans le tram. Alors que les portes du wagon sont ouvertes, quelque chose au pied de l’obélisque semble le marquer profondément. Les portes se referment, le tram repart. On n’en saura pas plus. En tout cas pas avant quelque 150 pages.

En attendant, on apprend que le jeune homme s’appelle Samir, qu’il est visiteur-accompagnateur bénévole dans une maison de retraite, qu’il est positif et solaire, altruiste, toujours à l’écoute… On apprend aussi qu’il n’est qu’un des personnages parmi la douzaine que compte ce très beau récit choral signé Victor L. Pinel, Échecs. Un roman graphique de 176 pages qui impose le dessinateur (Puisqu’il faut des hommes, scénarisé par Philippe Pelaez, et Le Plongeon, sur une histoire de Séverine Vidal, tous deux publiés chez Grand Angle) en tant qu’auteur complet.

Et pour une première, c’est une grande première. Cet Échecs est un one-shot au dispositif narratif aussi audacieux qu’astucieux pour lequel l’auteur compare la vie à une partie d’échecs. Sa vie, nos vies, la vie de tout un chacun, mais avant tout celle de ces personnages qui représentent, tous, l’une ou l’autre pièce de l’échiquier. Il y a le roi, la dame, les tours, les fous, les cavaliers et même quelques pions. Plusieurs détails, dans leur manière d’être, de se tenir, de se comporter, de se déplacer, dans leurs paroles… créent un lien, plus ou moins évident, entre chaque personnage et son alter ego échiquéen. Pas évident, mais bien trouvé. Qui plus est – et c’est bien plus compliqué à mettre en place – l’arc narratif même de chaque protagoniste rappelle, ici ou là, le fonctionnement et le rôle de chaque pièce du célèbre jeu tant aimé par les grands maîtres.

En tant que lecteur, à l’intérieur d’un même chapitre, on découvre petit à petit tous ces personnages. Il y a donc Samir qui aime tenir compagnies aux vieilles dames de l’Ehpad et leur remonter le moral ; il y a Madame Dubois, résidente de l’Ehpad, « vieille grincheuse », amatrice de cigares, de cognac et d’échecs ; il y a aussi Marion, la directrice de la maison de retraite, en plein divorce et qui a du mal à s’en remettre, il y a Renaud, kiné de l’Ehpad dont le mari, originaire du Costa Rica, est reparti chez lui pour une mission humanitaire qui s’éternise. À côté de toutes ces personnalités de la maison de retraite on trouve aussi Mathieu, vedette d’une série télé à succès qui ne supporte plus le star system et la célébrité ; il y a Benoît et Cécile, un vieux couple qui s’ennuie dans son train-train quotidien, elle aimant la lecture et le calme au point d’être devenue bibliothécaire, lui aimant la danse et s’ennuyant dans un travail de bureau ; on trouve aussi Vincent, le jeune beau gosse dont toutes les filles du lycée sont raides dingues et Véronique, l’ado bucheuse qui vient d’arriver au lycée ; il y a également Julie, la photographe de mariages sur le point de se marier mais qui se demande si elle doit vraiment franchir le pas et Lys, son amie, musicienne de rue qui, papillonne d’un homme à l’autre selon les rencontres et les envies et qui, au matin, chantonne toujours You’re The One That I Want la célèbre chanson de Grease, en essayant de ficher le camp de chez le gars du jour avant d’arriver au dernier couplet ; il y a aussi Philippe, gentil résident d’un petit pavillon et dont la nouvelle relation avec une jeune femme plus jeune lui a redonné un sourire perdu depuis bien longtemps.

Des personnages très différents, aux parcours variés, aux envies et aux besoins parfois convergents, souvent divergents. Tous croqués avec tendresse et humanité, malgré leurs défauts, leurs fêlures, voire leurs petites trahisons. Certains sont collègues, d’autres camarades de classe, d’autres encore voisins, quelques-uns sont ami d’enfance… certains se côtoient sans trop s’en rendre compte mais ils vont tous, sans exception, influencer volontairement ou involontairement la vie des autres. Exactement comme chaque mouvement d’une pièce sur l’échiquier dépendra des mouvements précédents, voire pour les plus experts en la matière, des mouvements qu’on a prévu pour la suite de la partie.

Les pions sont lents, limités et finissent souvent pas se bloquer l’un l’autre, les fous se croisent sans jamais vraiment se trouver, chacun bloqué dans sa diagonale de couleur, les cavaliers sautent librement, sont imprévisibles mais aussi très vulnérables, les tours ont du mal à bouger au départ, enfermées dans leur coin, mais deviennent redoutables une fois qu’elles ont trouvé l’espace nécessaire, les dames sont puissantes, rapides, intrépides… tandis que les rois, dont finalement tout dépend, ne peuvent bouger qu’une case à la fois.

L’auteur les suit au plus près. Il les rend vivants et expressifs et parvient même à faire passer leurs sentiments, leurs émotions, leurs doutes… les plus personnels, les plus enfouis.

Alors, oui, bien sûr, le récit est pour le moins entortillé, il y a quelques décalages dans les espaces temps qu’on ne nous dévoile que vers la fin, mais tel un grand maître du jeu, Victor L. Pinel fait en sorte que chaque pièce s’imbrique parfaitement dans ce puzzle malin et sympathique. Avec lui, tout coule de source : les relations entre les personnages, les histoires qui se croisent, mais aussi les parallèles entre les personnages et les pièces des échecs. Et quand l’auteur dévoile son jeu, à l’épisode 9, il ne fait, finalement, que mettre les choses en évidence, sans avoir besoin de trouver un grand twist final ou une tout autre facilité scénaristique. Ça n’a pas dû être facile de rendre aussi simple un récit aussi complexe !

Pour ce récit tout en douceur, où il est finalement question d’amour, d’amitié, du besoin de bien s’entourer et de s’écouter intérieurement, l’auteur a également fait le choix d’un graphisme sans fioriture, un dessin réaliste riche en détails mais qui va à l’essentiel et fait fi du superflu.

Cet Échecs est un grand roman graphique à la fois tout simple et incroyablement complexe, discret et riche. Un page-turner plein de personnages croustillants, de dialogues pertinents et de situations intéressantes.

Échecs de Victor L. Pinel. Grand Angle.

Pablo Chimienti
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