Intelligence artificielle et artThe Man-Machine

d'Lëtzebuerger Land du 23.05.2025

« L’exploitation de l’intelligence artificielle (IA) offre un potentiel immense pour dynamiser notre économie et simplifier la vie de nos citoyens », lit-on dans l’accord de coalition CSV-DP pour la période 2023-28, promettant des investissements dans la recherche, une évaluation des questions éthiques et la mise en œuvre de l’IA Act européen. La rapportrice du budget d’État pour l’année 2025, la députée libérale Corinne Cahen, plaça même toute son analyse sous le signe de l’intelligence artificielle qui « kann enorm Chancë bréngen, grad fir Lëtzebuerg : Nichen » et que « mir mussen d’IA als Chance gesinn, nei Nichen ze entwéckelen ». Pour le Premier ministre, Luc Frieden (CSV), l’IA est « la technologie transformatrice des prochaines décennies, avec un potentiel pour notre avenir comparable à celui d’Internet à ses débuts » (déclaration sur l’état de la nation du 13 mai).

Cet enthousiasme technophile sans bornes de la majorité gouvernementale est pondéré par l’avis 2025 du think tank du patronat, la Fondation Idea1, qui s’inquiète des conséquences de l’IA sur l’économie et l’emploi, les personnes interrogées pour son avis estimant que « la place financière fait […] partie des domaines pour lesquels l’IA pourrait être disruptive. C’est aussi le cas, dans une moindre mesure, pour le secteur de la santé et la compétitivité ». Lors des Assises sectorielles de la production audiovisuelle du ministère de la Culture, qui ont eu lieu en septembre 2024 au Ciné Starlight à Dudelange, des professionnel/les du cinéma, notamment de l’animation, ont fait part de leur grande inquiétude face à l’éboulement – couplé à une importante perte d’emplois – qui s’annonce dans leur secteur. Depuis, le hype momentané du filtre « studio Ghibli » de début avril a rempli les pages « débats » des journaux et de nombreux blogs spécialisés, mettant en garde devant le grand pillage du patrimoine intellectuel et artistique de l’humanité par des algorithmes rapaces et immoraux.

Pourtant, dans le microcosme culturel luxembourgeois, les discussions sur l’IA restent assez embryonnaires : une récente émission de RTL Tele Lëtzebuerg (Passe-partout des 2 et 10 mai) fut par exemple consacrée à l’utilisation qu’en font les artistes (peu), mais sinon, on n’entend guère de réflexions critiques concernant les risques de l’IA pour le secteur, que ce soit en matière de droits d’auteurs ou d’emplois d’écrivain/es, de traducteurs, d’animatrices ou d’acteurs.

Pour une image plus globale du sujet, il faut se tourner vers Paris, où le professeur en théorie du cinéma, des médias et de la culture visuelle à la Sorbonne Nouvelle, Antonio Somaini, a conçu une vaste exposition, Le monde selon l’IA, qui met en abîme les peurs et la fascination générées par le développement vertigineux de l’IA et son impact non seulement sur la création artistique, mais sur l’humanité tout entière, soulevant des questions éthiques, politiques, écologiques et géopolitiques. En voici quelques œuvres marquantes :

Dans Mechanical Kurds, une œuvre réalisée pour l’occasion, la réalisatrice allemande Hito Steyerl s’intéresse aux « travailleurs du clic » et à la plateforme en ligne de « microtravail » Amazon Mechanical Turk : son film commence dans les camps de réfugiés au Kurdistan, où des populations paupérisées aident à entraîner les algorithmes en indexant des objets dans des images numériques, données qui sont ensuite utilisées contre ces mêmes populations attaquées par des drones guidés à distance. Au sujet de l’utilisation de l’IA dans les nouvelles guerres asymétriques, on recommandera l’édifiante enquête sur la guerre à Gaza de Ramón Reichert dans Pop : Kultur & Kritik2. « We’re fucked », se serait exclamée Hito Steyerl lors de la conférence de presse de l’exposition au Jeu de Paume, rapporte Libération (du 19 avril).

Si le terme « intelligence artificielle » fut forgé en 1955 par le mathématicien et informaticien John McCarthy, la chercheuse Kate Crawford et le designer Vladan Joler ont, dans cette exposition, tenté de cartographier les développements scientifiques qui ont mené vers les IA telles que nous les connaissons aujourd’hui. Au mur : d’énormes généalogies retraçant visuellement non seulement les avancées technologiques, mais aussi les évolutions sociopolitiques, comme l’avènement du néolibéralisme ou du néocolonialisme. Car pour que l’IA fonctionne, pour que chacun/e puisse demander à son téléphone portable ou à tout autre dispositif connecté une recette à confectionner avec les restes du frigo, le chemin vers son Airbnb de vacances ou les raisons d’une séparation amoureuse, il faut d’abord énormément de matières premières : du lithium, des terres rares, du pétrole.... L’artiste franco-suisse Julien Charrière a produit les détritus de cette exploitation matérielle en fondant cartes mères, processeurs et matériel informatique avec de la terre : les scories qu’il obtient ainsi et expose dans l’exposition sont fascinantes dans leur apparente banalité (Metamorphism).

Les IA, qu’elles soient génératives ou analytiques, sont aussi voraces en données et se nourrissent sans vergogne de toutes celles que les utilisateurs mettent gracieusement à leur disposition. Si les grands médias se battent judiciairement contre ce vol organisé, Meta vient de demander la permission de le faire à ses plus de trois milliards de clients. L’artiste américain Trevor Paglen a fait de ses quantités quasi illimitées de données la matière première de ses œuvres exposées dans cette exposition : Dans Faces of ImageNet, datant de 2022, les images filmées du spectateur sont comparées en temps réel à la base de données controversée ImageNet pour définir le métier hypothétique de la personne filmée en analysant les profils semblables – les résultats sont hilarants. Il a aussi demandé à la technique de reconnaissance faciale Eigenface de créer des photos d’identité de Simone De Beauvoir ou de Franz Fanon : les résultats sont confondants.

L’exposition du Jeu de Paume s’étire sur tout l’espace du musée et est accompagnée d’une riche programmation de visites, conférences et projections. Alors que le rez-de-chaussée introduit dans le sujet, l’étage est consacré aux IA génératives, leurs possibilités créatives et les biais idéologiques inhérents. Ainsi, l’eHerbarium de Joan Fontcuberta réunit des images photoréalistes de plantes conçues numériquement – pour avoir essayé avec une application de reconnaissance de plantes, on peut confirmer qu’elles ressemblent à d’autres, mais les IA ne savent se décider pour une définition claire. Nouf Aljowaysir, originaire d’Arabie saoudite, démasque les biais des AI, qui n’arrivent pas à reconnaître des Irakiens ou Saoudiens sur des photos historiques – en guise de réaction, l’artiste gomme simplement leurs silhouettes des images orientalistes de la fin du XIXe siècle du corpus du Getty Research Institute.

Christian Marclay, maître du collage de matériaux audiovisuels, clôture l’exposition avec une installation sonore : pour Sound Stories (The Organ), le public est invité à jouer d’un orgue qui activera la projection d’images issues de Snapchat et sélectionnées pour leur fréquence sonore correspondant aux touches. Les images sont aussi furtives sur l’écran ici qu’elles le sont sur l’application. Toutefois, le fait que cette œuvre soit réalisée grâce à un partenariat et le mécénat de Snapchat laisse un arrière-goût amer de publicité à une exposition par ailleurs si intelligente dans sa critique éclairée des IA.

1 Déboussolés – Avis annuel 2025 de la Fondation Idea ; fondation-idea.lu

2 Ramón Reichert : « Künstliche Intelligenz und Krieg » ; in Pop : Kultur & Kritik n°26, printemps 2025 ; transcript Verlag Bielefeld ; transcript-verlag.de/zeitschriften/pop.-kultur-und-kritik/?p=1

L’exposition Le monde selon l’IA ; commissaire : Antonio Somaini, dure encore jusqu’au 21 septembre 2025 au Jeu de Paume à Paris ; plus d’informations : jeudepaume.org. Publication d’un catalogue, 300 pages ; 39 euros

josée hansen
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