Trois lettres pour un anagramme lourd de sens anthropomorphique

L’art du rat, selon Atelier Van Lieshout

d'Lëtzebuerger Land du 23.05.2025

Étrangement, rien de mieux que la médiation animale pour évoquer la condition humaine. C’est le choix que font durant l’Antiquité le dramaturge Aristophane dans sa comédie Les oiseaux ou Ésope dans ses fables, dont Jean de La Fontaine s’est s’inspiré pour mettre en scène tout un bestiaire à des fins moralistes. De Walt Disney au peintre Gilles Aillaud, on ne compte plus les artistes qui se sont inscrits dans cette approche métaphorique, où le comportement humain se réfléchit au prisme du dissemblable. Cela nous rappelle que l’humain est un animal comme un autre, n’en déplaise aux monothéistes qui ont tout fait pour maintenir séparés les animaux des humains et du divin. Or il y a de l’animalité dans l’humain, et de l’humanité dans l’animal ; l’un des combats des mouvements de défense des animaux consistant précisément à faire reconnaître la « sentience », c’est-à-dire la sensibilité animale. Bien avant de telles revendications, les natures mortes flamandes ont préparé cette prise de conscience en nous montrant toutes sortes d’espèces entassées, crucifiées, vouées à être dévorées, pour le plaisir de l’œil et du palais. Reflet d’une société d’abondance, ce genre pictural a surtout mis sous les yeux des consommateurs ce que le mode de production néocapitaliste a soigneusement oblitéré : le massacre des bêtes qui prévaut à tout repas. « Cachez ce sang que je ne saurais voir ! », pourrait être leur maxime.

À la galerie Nosbaum Reding, l’exposition Rats and Rituals d’Atelier Van Lieshout prend acte de cette longue relation et invite le public à la penser à nouveaux frais, à l’ère de l’anthropocène. Les deux œuvres en devanture (en l’occurrence deux exemplaires d’un Nuclear Crypto Helmet de 2016) annoncent la couleur d’une époque transhumaniste. L’un est jaune, fruit d’une composition complexe, là où le second, étiré en longueur, semble vouloir faire fusionner le monde effroyable d’Ensor et l’univers carnavalesque de Venise. Voilà une introduction réussie, qui atteste d’un monde menacé d’extinction radioactive, en proie à toutes sortes de mutations et de combinaisons syncrétiques. La disparition progressive de l’humain et de son écosystème rehausse l’importance des espèces résilientes, qui ont souvent eu mauvaise réputation, telles que les rats, les vautours, ou encore les pigeons, ces « rats » ailés. Cette méfiance vient de loin concernant le rat : celui-ci n’a-t-il pas contribué à propager des épidémies de peste au Moyen-Âge ?

On ne peut cependant le réduire à ce seul méfait, quand d’autres cultures non-occidentales le perçoivent positivement. Ce serait oublié que le rat contribue au recyclage des déchets ainsi qu’à désengorger les égouts et les canalisations. Il fait partie des espèces qui, comme le cafard, survivront au dérèglement climatique. Dit autrement, le rat est l’avenir de l’Homme. Ainsi les figures de rats pullulent au sein de la galerie Nosbaum Reding. Non plus périphériques, discrètes, mais imposantes, édifiantes, centrales, à taille humaine, surplombant le public depuis leur socle noir. C’est dire le renversement de perception opéré par Joep Van Lieshout, à l’instar de ce rat en lévitation affublé d’une canne, immense bronze de plus de 4 mètres de haut. Non seulement les rats sont doués de sagesse, mais l’intitulé de cette œuvre, Wise Guy (2019), vient désigner l’humain sous les traits du mammifère. Ailleurs, les sculptures composites du Néerlandais fusionnent l’animal et le mobilier (Arianne, 2019 ; Rat Lamp, 2020), concilient l’esthétique et le fonctionnel, dans la continuité de ses précédents travaux charriant les frontières entre les registres comme entre les arts. « En tant qu’artiste, confie Joep Van Lieshout, j’ai toujours repoussé les limites. Cela a commencé dès le début des années 1980 avec la création de sculptures fonctionnelles : tables, salles de bain, cuisines, mobile homes, etc. Ce faisant, j’ai supprimé les trois piliers de l’art : l’unicité, la non-fonctionnalité et l’authenticité. Avec ces œuvres, j’ai bouleversé la définition de l’art. »

Une ambiance sombre, nimbée de mort, règne dans l’espace de la galerie. Un vautour attend la décrépitude de sa proie. Non loin, des chiens et un humain, aux formes liquides, sont pendus, tandis que l’on aperçoit au centre de la pièce un Cavalier de l’Apocalypse (2020) digne des gravures de Dürer, mais dont le système d’encadrement rappelle aussi bien les toiles de Francis Bacon que les sculptures de Giacometti. Les dessins qui complètent l’exposition Rats and Rituals abondent en ce sens : on y voit diverses exécutions humaines, toutes plus cruelles les unes que les autres, qui induisent un rapport de symétrie entre le sort des humains et celui des bêtes. Tout cela concourt à convoquer l’imaginaire des supplices médiévaux. On y craint la mort, les épidémies, la folie, enfin dieu lui-même. Il y a quelque chose de flamand et de rhénan dans cette obsession macabre ; nul doute que l’on est aux pays de Bosch et de Grünewald, à l’image de cet autoportrait dessiné de l’artiste qui ne ménage pas les détails de son corps découpé, ouvert, une vue intérieure d’où l’on distingue les organes et le squelette. L’artiste lui-même ne privilégie-t-il pas le collectif, l’appellation d’atelier, comme on le faisait à l’époque médiévale ?

Par cette omniprésence de la mort, il ne s’agit pas d’une déclaration de principe de la part de l’artiste, mais plutôt d’un symptôme d’époque à dépasser. Nulle complaisance pessimiste ici, bien au contraire. Car c’est bien de création, et donc de vie, dont il est question à travers les mutations du rat et la fantaisie donnée aux formes du mobilier. Au sein d’une société fragmentée, le rituel injecte « du lien, de la passion, de l’idéologie », en même temps qu’il constitue « une riche source d’inspiration et de possibilités », déclare ainsi l’artiste. Il en est de même pour l’art et le rat : trois lettres interchangeables, pour deux termes engagés dans un avenir commun de perpétuelles métamorphoses. p

Loïc Millot
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