Le dynamisme économique de l’Asie bouleverse l’équilibre mondial

Changement de monde

d'Lëtzebuerger Land vom 26.01.2018

La hiérarchie des puissances économiques mondiales est bousculée et le sera encore dans les années à venir, selon le Centre for Economics & Business Research (CEBR), un institut britannique qui a publié le 26 décembre sa neuvième étude annuelle, portant sur 192 pays. En cause, le dynamisme économique de l’Asie. En 2032, la Chine sera devenue la première puissance mondiale en termes de PIB exprimé en dollars courants, dépassant les États-Unis en 2030. À noter que, selon un document publié par le FMI, le PIB chinois exprimé en parité de pouvoir d’achat avait dépassé celui des États-Unis dès la fin 2014.

En 2032, la Corée du sud et l’Indonésie auront fait leur entrée dans le Top 10, dont sortiront l’Italie et le Canada pourtant membres du G8, tandis que Taïwan, la Thaïlande, les Philippines et le Pakistan figureront dans le Top 25. Le CEBR s’attend à ce que l’Inde, septième en 2017, s’installe à la cinquième place mondiale dès 2018 en dépassant le Royaume-Uni et la France, et que dans quinze ans elle se hisse au troisième rang devant le Japon et l’Allemagne.

De fait, l’année dernière, alors que la croissance mondiale a été de 3,6 pour cent, la Chine et l’Inde, malgré un net ralentissement ont fait respectivement + 6,8 et + 6,7 pour cent, des taux également atteints ou approchés par le Vietnam, le Cambodge et les Philippines.

En 2018, selon les prévisions convergentes du FMI et de l’OCDE, la zone Asie-Pacifique devrait connaître une croissance de 5,4 pour cent, très au-dessus de la moyenne mondiale (3,7 pour cent), de celle de la zone euro (2,1 pour cent) et de celle des pays de l’OCDE, réputés les plus riches de la planète (2,4 pour cent).

Entre autres effets positifs, la croissance économique a permis une réduction énorme de la grande pauvreté. En 1981 près de 85 pour cent des personnes vivant avec moins de 1,90 dollar par jour (soit 1,6 milliard sur 1,9 milliard) habitait en Asie du sud et de l’est. Cela représentait 55 pour cent de la population en Asie du sud et 80 pour cent en Asie de l’est, pour une moyenne mondiale de 42 pour cent. En 2013, les pays de cette région du globe réunissaient toujours 323 millions de personnes très démunies, mais cela ne pesait plus que quarante pour cent des pauvres dans le monde. Leur proportion dans la population totale est tombée à 14,7 pour cent en Asie du sud (soit une personne sur sept, ce qui reste préoccupant) et à seulement 3,7 pour cent en Asie de l’est.

Les pays de l’Asie émergente possèdent des atouts très différents les uns des autres. Ils ont néanmoins un facteur de croissance commun, qui a longtemps été leur principal handicap : leur dynamisme démographique, parfaitement illustré par la proportion des moins de quinze ans dans la population totale.

En Asie du sud, elle s’élève à 29 pour cent pour une moyenne mondiale de 26 pour cent. C’est pratiquement le double de ce que l’on connaît dans l’UE (quinze pour cent). Des pays comme le Pakistan, les Philippines et le Laos, entre autres, enregistrent des chiffres supérieurs à trente pour cent. En Asie de l’est et dans le Pacifique, en excluant les pays aux revenus les plus élevés, elle est encore de 21 pour cent. Malgré la pression démographique, ou grâce à elle, les pays d’Asie arrivent à maintenir le chômage à de faibles niveaux (quatre pour cent en Chine et en Corée du sud, 3,4 pour cent en Inde) même si les statistiques de l’emploi prêtent beaucoup à discussion.

Plusieurs pays de la région ont également fait un gros effort d’éducation : selon l’Unesco qui a scruté 76 pays du monde (mais très peu en Asie) le pourcentage des jeunes de 25 à 29 ans qui ont fait au moins quatre ans d’études supérieures était en 2014 de 20 à 25 pour cent en Chine, en Inde, au Pakistan et aux Philippines, des chiffres tirés vers le haut par les catégories favorisées : en Chine et aux Philippines plus de la moitié des jeunes aisés étaient dans ce cas, et 45 pour cent en Inde. Ils font souvent leurs études en Europe et aux États-Unis, où ils forment parfois de « gros bataillons » dans les universités. Comme conséquence, le CEBR estime que « l’influence politique suivra inévitablement cette évolution et les anciennes économies en développement auront vraisemblablement un poids accru dans les instances mondiales et les relations bilatérales ».

La première ombre au tableau touche au niveau de vie des populations et aux inégalités. Il existe d’importantes disparités de niveaux de vie entre les pays d’Asie. Parmi les pays peuplés, le Japon et à moindre titre la Corée du sud bénéficient de l’ancienneté de leur développement. Selon la Banque mondiale, en dollars courants de 2016, le PIB par habitant s’élevait à 38 900 au Japon, un niveau intermédiaire entre celui de l’Allemagne (42 070) et celui de la France (36 855). Il était plus faible en Corée du sud (27 600 dollars) mais ce montant reste enviable, car deux fois supérieur à la moyenne de l’Europe de l’est par exemple. En revanche le niveau de vie est bien plus faible en Chine : avec 8 123 dollars par personne et par an, il était sept fois inférieur à celui des Américains et 4,3 fois plus faible que celui des habitants de la zone euro.

L’Asie du sud est encore moins bien lotie avec un PIB par habitant de 1 636 euros seulement. Les Thaïlandais font presque figure de nantis dans la région, avec 5 910 dollars par habitant, un niveau supérieur des deux tiers à celui des Indonésiens (3 570), 2,7 fois supérieur à celui des Vietnamiens (2 214) et trois fois et demi supérieur à celui des Indiens (1 710) ! Ainsi l’Inde, cinquième puissance mondiale en 2018 et troisième dans quinze ans est-elle un des pays les plus pauvres de la région, en termes de niveau de vie, juste devant le Myanmar, le Pakistan, le Cambodge et le Bangladesh qui se situent entre 1 200 et 1 400 dollars.

Pourtant il est reconnu que se constitue dans les pays de l’Asie émergente une importante classe moyenne avide de consommation et dont les dépenses sont précisément un fort moteur de la croissance. Comment peut-elle exister avec un PIB par habitant aussi faible ? En fait cet indicateur (qui, par ailleurs, est mesuré par le CEBR en dollars courants et non en parité de pouvoir d’achat) n’est qu’une moyenne qui n’a peut-être pas grand sens dans des sociétés très inégalitaires. Ainsi dans une étude publiée par Bloomberg le 28 décembre, on peut lire que les patrons indiens gagnent 229 fois le salaire moyen local, ce qui place l’Inde en deuxième position mondiale après les États-Unis (265 fois). Par comparaison en Europe le rapport est de 152 en Suisse, 136 en Allemagne et de 20 en Norvège ! Dans le même temps, vingt pour cent de la population indienne vit en-dessous du seuil de pauvreté.

Autre inquiétude, plusieurs économies dominantes de la zone Asie sont affectées d’un phénomène de vieillissement de leurs populations, selon la Banque Mondiale. Le cas le plus connu, le plus ancien et le plus préoccupant est celui du Japon, avec une proportion de personnes âgées de plus de 65 ans qui a atteint 27 pour cent en 2016 alors que la moyenne de la zone était de dix pour cent. Parmi les « émergents » Hong-Kong (seize pour cent), la Corée du sud (treize) et Singapour (douze) se rapprochent ou dépassent le niveau des Etats-Unis (quinze pour cent). Mais la Chine commence aussi à être concernée car la proportion de seniors y atteint déjà 10,2 pour cent contre 6,3 vingt ans plus tôt.

Enfin le risque géopolitique est important dans la région, ce qui pourrait affecter son développement. Aux conflits possibles entre États voisins (les deux Corées, l’Inde et le Pakistan) s’ajoutent les troubles ethniques, religieux et sociaux à l’intérieur de certains pays (Myanmar, Inde, Indonésie). La corruption est omniprésente : dans le rapport 2017 de Transparency International, on peut lire que « la majorité des pays d’Asie et du Pacifique se situent dans la moitié inférieure de l’indice de perception de la corruption ». 19 des 30 pays de la région ont obtenu une note inférieure à 40 sur 100. Des mauvaises performances qui « peuvent être attribuées à des gouvernements irresponsables, au manque de supervision, à l’insécurité et à la réduction de l’espace pour la société civile. Les scandales de corruption très médiatisés, en plus des problèmes quotidiens de corruption, continuent de saper la confiance du public dans le gouvernement, les avantages de la démocratie et la primauté du droit ».

Un eldorado pour la gestion privée

Le Japonla Chine et l’Australie sont les trois pays de la zone Asie-Pacifique qui figurent dans le
Top 10 du plus grand nombre de « riches » (personnes détenant plus d’un million de dollars en actifs financiers) selon l’édition 2017 du World Wealth Report de Capgemini. On y compte 43 millions de personnes pour une fortune totale de 13 600 milliards de dollars. Les autres pays de « l’Asie émergente » se rapprochent du Top 10 en effectifsnotamment l’Inde (219 000 personnes) et la Corée du sud (208 000). Entre 2015 et 2016ces deux pays ont connutout comme la Chineune augmentation de huit à neuf pour cent du nombre de richessupérieure à la moyenne mondiale de 75 pour cent. Mais la croissance a été encore plus rapide en Indonésie (+ 137)en Thaïlande (+ 127) et à Taïwan (+ 119 ). Ce marché potentiel fait saliver toutes les banques de gestion privée du « Vieux Monde ». gc

Georges Canto
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