Chroniques de l’urgence

Face à la vrille

d'Lëtzebuerger Land vom 23.05.2025

Les modèles mis au point pour analyser les grands équilibres géophysiques et prédire leur affaiblissement ou leur effondrement sont désormais remarquablement fiables. Lorsque des déviations sont observées, elles pointent presque systématiquement vers l’accélération et l’intensification de ces risques. En revanche, notre capacité à anticiper l’évolution de nos organisations sociétales en ce fatidique 21e siècle s’avère médiocre. C’est le cas même parmi ceux qui s’en font une spécialité, dont ceux qu’on nomme parfois les « effondristes ». Rares sont les futurologues qui imaginaient, il y a une dizaine d’années, l’ampleur que prennent aujourd’hui de par le monde les dérives autoritaires et fascisantes.

Dans leur livre paru en 2015, Comment tout peut s’effondrer – petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Pablo Servigne et Raphaël Stevens ne consacraient que quelques lignes au risque que les impacts de la polycrise ne débouchent sur l’avènement de dictatures. « Si la confiance s’érode, si les salaires et les retraites ne sont plus versés à temps, ou si les pénuries alimentaires deviennent trop sévères, rien ne peut garantir le maintien des régimes politiques en place. Les fascismes pourraient très bien profiter de la multiplication des troubles sociaux, de la colère grandissante d’un peuple humilité ou d’un ‘retour au local’ involontaire et généralisé causé par des dysfonctionnements économiques à répétition », écrivaient-ils. L’Europe pourrait alors « bien plus vite que prévu, voir apparaître des sociétés cloisonnées et sans doute violentes, loin de l’idéal cosmopolite d’un monde ‘libre’ et ‘ouvert’ ».

Un autre analyste des risques d’effondrement, Luc Semal, dont l’ouvrage Face à l’effondrement – militer à l’ombre des catastrophes, a été publié en 2019, veut croire que le catastrophisme peut être revalorisé et se transformer en une approche permettant au projet démocratique de se réinventer.

L’idée que le principal catalyseur de la vrille autoritaire à laquelle nous assistons aujourd’hui puisse être situé aux États-Unis, ce mythique « land of the free », ne semblait cependant pas alors effleurer l’esprit de ces auteurs. On en est pourtant là. Il faut reconnaître que l’avènement à Washington d’un régime sapant avec persistance les fondements de l’État de droit, en plus de nier les risques climatiques et environnementaux et de jouer à fond les ressorts nauséabonds du suprémacisme blanc, rebat les cartes de fond en comble. Il met en échec les timides et inconstantes politiques de décarbonation graduelle menées par l’Union européenne, mais aussi les efforts des mouvements « transitionnistes » qui espèrent pouvoir faire éclore, à l’ombre d’un système économique destructeur, les bourgeons de modèles décarbonants et décroissants viables.

Les trajectoires tracées tant par les institutions qui entendent rompre graduellement avec le règne des énergies fossiles que par les organisations militantes se fracassent en effet sur le caractère délibérément nihiliste du régime trumpiste et de ses émules. Pour l’UE par exemple, maintenir ses ambitions climatiques va relever de plus en plus d’une entreprise donquichotesque. Pour les activistes, dont l’influence s’est avérée critique pour peser sur ces ambitions, le réveil est particulièrement brutal. Les stratégies qu’ils ont mis au point ces dernières années, y compris aux États-Unis, ne sont pas vraiment compatibles, en l’état, avec l’effritement des libertés fondamentales (libertés d’expression et de circulation), des droits de l’homme (intégrité physique) et des garanties contre l’arbitraire telles que l’habeas corpus. Elles reposent sur l’existence d’un minimum de structures démocratiques. Elles comptent implicitement, par exemple, sur la possibilité pour les populations de manifester ou de faire grève en faveur d’un changement de cap. Si protester contre la poursuite du thermo-capitalisme ou d’autres injustices implique de s’exposer à de lourdes peines de prison ou à la déportation, les activistes se doivent de redéfinir leur stratégie. Si la corrosion des libertés fondamentales atteint un niveau tel que tout activiste doit craindre d’être lourdement condamné, écarté de son emploi, ostracisé, les modes de fonctionnement actuels des organisations militantes deviennent inopérants.

Jean Lasar
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