La jurisprudence en droit de la presse à un tournant face aux procès-baillons

Justice attendue

d'Lëtzebuerger Land vom 30.05.2025

« Le métier n’a jamais subi autant de pression qu’actuellement », fait valoir la journaliste Véronique Poujol mardi devant la seizième chambre correctionnelle. « Les procédures baillons sont un vrai problème pour toute la profession », a continué celle qui est poursuivie, au même titre que son employeur Reporter.lu et son rédacteur en chef, Christoph Bumb. Par voie de citation directe, le groupe immobilier Qubic accuse la journaliste de diffamation, de calomnie et d’injure pour un article publié le 10 juillet 2024. Titré, « Qubic, le promoteur condamné pour défaut de transparence », le texte révèle la non-publication de ses documents comptables au registre de commerce, sa condamnation pour ce manquement ainsi que des fausses informations destinées aux investisseurs. Un problème dans la mesure où cette société lève des capitaux privés pour financer des projets immobiliers au Luxembourg. Voilà ce qu’a relevé la substitut du procureur, Jennifer Nowak, mardi : « Le devoir de la presse, c’est d’avertir et d’attirer l’attention du public sur des faits dangereux dans l’économie, notamment la financiarisation de l’immobilier. »

Dans un réquisitoire résolument engagé pour la défense de la liberté de la presse, la représentante du ministère public a qualifié la publication de « travail de recherche consciencieux et d’intérêt public ». « L’article relate des faits précis, des éléments factuels vérifiables », a fait savoir la représentante du procureur. « L’article litigieux ne vise pas à jeter le discrédit sur Qubic Group, mais à avertir le public sur les risques liés au marché de l’immobilier, notamment à la suite de la faillite de Cenaro, et à souligner l’importance de la transparence et de la fiabilité des informations financières », a-t-elle insisté.

D’ailleurs, Jennifer Nowak note que les derniers comptes publiés par Qubic, sa maison mère LR Invest et la filiale Corum Capital sont ceux de 2021 et que l’entreprise contrevient encore cette semaine à ses obligations de publication : « J’ai vérifié une dernière fois ce matin au registre de commerce !» « Le ministère public a en conséquence décidé de l’ouverture de dossiers de liquidation judiciaire » à l’encontre de ces sociétés, informe la substitut principal. L’arroseur arrosé. Pas de réaction du côté de l’accusation, Qubic. Son avocat,Geoffrey Paris, avait déposé son mandat la veille. Contacté par le Land, le patron de Qubic et Corum Capital, Laurent Recouvreur dit avoir mandaté un « autre avocat pour cette affaire » et évoque « un quiproquo concernant la transmission des pièces ».

Le groupe Qubiq exige 100 000 euros de dommages et la suppression de l’article. Pour la substitut du procureur, ces demandes constituent « une entrave à la liberté de la presse ». Le montant est qualifié « d’exorbitant » par l’avocat de la journaliste. Stéphane Sunnen y voit un « indice probant du caractère vexatoire et qui peut laisser croire à un abus de droit ». Forte d’une expérience professionnelle de plus de trente années, Véronique Poujol a constaté que les instigateurs de procès baillons n’éprouvent « plus de gène » à demander des montants élevés, évoquant un « harcèlement » et « du stress ». Via le principe de responsabilité en cascade, le journaliste (s’il est identifié) porte la responsabilité de l’article en justice.

Véronique Poujol détient sans doute le record de procès en diffamation dans la profession. La journaliste a été poursuivie par l’entrepreneur Flavio Becca pour des allégations liées à la couverture du « procès des montres ». Cette procédure initiée au pénal en février 2021 est en train de s’éteindre après deux passages devant la Cour de cassation. L’avocat Jean-Philippe Lahorgue a également saisi la justice (en citation directe) contre la journaliste, demandant 200 000 euros de préjudice moral. Il a été débouté et condamné à verser la somme de 2 250 euros d’indemnité de procédure à Reporter. L’avocat a fait appel. Le même média fait l’objet d’une procédure en diffamation par les crèches l’Enfant roi. L’instance est pendante. Un journaliste du Land, Bernard Thomas, est également visé par une procédure intentée au civil par l’avocate Simone Retter. La procédure est en instance d’appel. Voilà pour les seuls procès en cours.

La semaine passée, le nouveau Procureur général d’État informait dans le Land de sa volonté de protéger autant que possible la liberté de la presse. John Petry demande notamment aux procureurs de rejeter les plaintes en diffamation contre des journalistes « si elles sont abusives ». Il leur enjoint aussi de se prononcer au fond de l’affaire « pour mettre en exergue l’importance de la liberté de la presse », y compris dans les procédures de citation directe.

La susbtitut Jennifer Nowak se base cette semaine sur la jurisprudence de Strasbourg et resitue l’importance de la presse dans une société démocratique, le rôle des journalistes « dans l’animation du débat public et dans la communication d’informations, d’opinions et d’idées ». Elle souligne en outre les « risques particulièrement élevés » du travail des journalistes et leur exposition « de plus en plus souvent » à des « intimidations » et du « harcèlement ». « Véronique Poujol est à acquitter de l’ensemble des infractions mises à sa charge (…) au nom de la liberté de la presse, indispensable au fonctionnement d’un état de droit », conclut le substitut principal Nowak. Véronique Poujol demande aussi 5 000 euros de dommages, un « signal fort» pour dissuader de nouveaux procès-baillons. Son rédacteur en chef, qui estime entre 10 et 15 000 euros les frais d’avocats demandés pour chaque affaire, se félicite du soutien du parquet. Christoph Bumb plaide néanmoins pour une loi qui protège la profession. Les juges se prononceront le 17 juin dans cette affaire qui fera date. p

Pierre Sorlut
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