Le récit est dans les Évangiles, pas étonnant que Lydia Steier le fasse aboutir à une rédemption

Saturnales sanglantes pour Salomé

d'Lëtzebuerger Land vom 11.11.2022

Deux paradoxes à garder à l’esprit pour situer et juger de façon juste la dernière version de Salomé, l’opéra de Richard Strauss, présentée à l’Opéra Bastille. Le premier concerne l’accès même à la représentation, avec l’avertissement que telles scènes pourraient choquer, on trouve la même mise en garde aujourd’hui à l’entrée de certaines salles de musée. Chose qui peut quand même étonner, dès lors superfétatoire, dans un monde où les plus jeunes trouvent tout et le pire sur leur petit écran. À moins que ce ne soit un hommage mal placé rendu à l’art, à la culture, comme cantonnés dans le sublime.

Le second, lui, se manifeste au contraire à la fin, dans la réaction du public. Il a le droit de ne pas être d’accord, de siffler et huer, il l’a fait à l’Opéra Bastille le soir de la première, à l’apparition de la metteuse en scène. En même temps, il a applaudi dans une belle unanimité la soprano Elza van den Heever, alors qu’elle se trouve portée par le travail de Lydia Steier, qu’ elle sert merveilleusement avec l’engagement le plus audacieux. À la dernière, samedi, ce ne fut que triomphe, mais les metteurs en scène restent absents après la première.

Il est vrai que la metteuse en scène américaine n’y va pas de main morte quant à la cour du roi Hérode, la décadence poussée à l’extrême, l’orgie sans mystère, on verra que ce n’est pas tout à fait exact, en tout cas, tout ce qui est imaginable aux bonnes âmes comme permissivité et perversion. Du moins dans la partie supérieure de la scène, où une grande baie vitrée fait voir Hérode, Hérodias et leurs acolytes à l’ouvrage. Et d’emblée, Lydia Steier a pris le texte à la lettre, où la lune est associée à la mort, où il n’est question que de malheur. La rudesse des ébats fait des victimes, évacuées dans une fosse, arrosées de chaux, par des hommes en accoutrement jaune auxquels les pandémies nous ont habitués.

C’est on ne peut plus clair, c’est cru, le mystère, lui, se joue en bas, dans les décors de Momme Hinrichs qui font bunker, et où surgit la cage où est enfermé Iokanaan, le prophète. Ce ne sera pas la seule fois que la mise en scène joue du dédoublement, elle le fait avec subtilité, en faisant se correspondre, au-delà de toute différence, tels moments, soulignés par les lumières d’Olaf Freese, et quelle impressionnante image que les projections des ombres sur les murs. En bas donc, c’est Salomé face à Iokanaan, elle a tourné le dos à l’univers dépravé, c’est avec le prophète qu’elle a les premiers émois, que le désir s’éveille en elle. Et que le drame se noue.

Baiser sa bouche, voilà où elle veut en venir, alors que lui n’y a que vociférations et messages. Elle demandera donc la tête de Iokanaan quand Hérode l’invite à danser pour lui. Célèbres, les voiles, Lydia Steier n’en veut pas, toute sa mise en scène toutefois colle étroitement à la musique, et après que le roi s’est affairé avec la jeune femme, au tour de l’assistance, dans un viol collectif d’où Salomé sort barbouillée de sang dans sa robe si blanche, si pure du début (en contraste on ne peut plus vif avec les costumes excentriques de bigarrure d’Andy Besuch).

On connaît la conclusion, Salomé aura la tête de Iokanaan (Iain Paterson avec la force tranquille de cet homme convaincu), les dernières minutes sont à elle, avec un chant de ferveur, rassasiée et insatisfaite ensemble : Ich weiss es wohl, du hättest mich geliebt. Und das Geheimnis der Liebe ist grösser als das Geheimnis des Todes. Jusqu’au bout, adossée à un orchestre flamboyant, et attentif aux chanteurs sous la direction de Simone Young, Elza van den Heever a les accents de pureté et d’éclat qu’il faut, dans une performance vocale alliée à une présence scénique de grande radicalité. Face au couple royal, un Hérode impulsif (John Daszak), une Hérodias folichonne (Karita Mattila), face à la fange de la cour.

Et des morts, il y en aura, plus d’ailleurs que d’habitude. Avec Hérode qui paie pour le suicide de Narraboth, sur l’étroit escalier même menant au lieu de ses parties de débauche. En bas, retour à la pratique signifiante du dédoublement, avec Salomé d’un côté (jouée par une figurante) étendue par terre avec la tête de Iokanaan, d’un autre Elza van den Heever debout avec le prophète dans la geôle, et lui, reconstitué, ayant retrouvé sa tête, a l’air de s’incliner devant elle. Au dédoublement, il s’ajoute enfin un retournement, la cage s’élevant en l’air, la rédemption, l’assomption même, au milieu ou au bout de tant de dépravation et d’abaissement.

Lucien Kayser
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