Patrimoine industriel

Humidité versus sécheresse

d'Lëtzebuerger Land du 29.05.2003

«Il n'y a que les poignées de porte que nous puissions acheter sur catalogue, pour tous les autres éléments, nous devons trouver des solutions sur mesure,» sourit Claudine Kaell et elle exagère à peine. La jeune architecte est en charge de la restauration et réaffectation du château d'eau de Dudelange en musée devant abriter la collection photographique The Bitter Years. «Georges Calteux, le directeur du Service des sites et monuments nationaux (SMMN), voulait absolument sauvegarder cette tour d'eau désaffectée, se souvient pour sa part Jean Back, le directeur du Centre national de l'audiovisuel (CNA) et à ce titre conservateur du patrimoine Edward Steichen. Après une réunion avec le maire de Dudelange, Mars di Bartolomeo, il m'a appelé en me disant 'qu'est-ce que tu dirais si on installait les Bitter Years dans la tour?'» Bien sûr, les deux défenseurs du patrimoine, l'un industriel, l'autre photographique, se retrouvèrent vite sur un terrain d'entente.

Un an d'analyses, de relevés et de plans plus tard, nous voici sur le site dit Schnauzelach, friche d'Arcelor Dudelange, dont une partie a déjà été vendue à l'État. Les pelleteuses y ont entamé les excavations, une grue est en train de démolir une salle d'eau, une deuxième n'est encore montée qu'à moitié. Dans le grand trou, une première couche de béton a été coulée, à côté, des bassins doivent encore être nettoyés et décontaminés. C'est à cet endroit-même, en face du pittoresque quartier Italie, à côté du laminoir du sidérurgiste toujours en activité, que se construit le nouveau bâtiment du CNA, couplé au Centre culturel régional de Dudelange. L'offre d'installer la collection photographique The Bitter Years dans la tour d'eau, à quelques dizaines de mètres du nouveau CNA, constitue une aubaine pour eux, les deux lieux étant uniquement séparés par quelques réservoirs d'eau idylliques.

La tour elle-même, construite en 1928, haute de 56 mètres et ayant servi à fournir l'usine en quantités suffisantes d'eau de refroidissement, est flanquée d'un superbe bâtiment en briques rouges, ancienne salle des pompes, construit lui au début des années 1920, de 25 mètres sur douze. Lors de l'élaboration des plans, ils s'est avéré que les 208 clichés que comporte la collection, dont la plupart de grande dimension, ne pouvaient entrer dans les mille mètres cubes de l'ancien réservoir d'eau. La salle des pompes fut donc vite intégrée dans le projet. Même si les droits de propriété restent à fixer: Arcelor offrirait la tour en cadeau à l'État et serait prête à céder la salle des pompes pour un euro symbolique, mais rien n'est encore fixé par écrit. Le budget global de la restauration douce approcherait les six millions d'euros - en dessous du seuil qui impose le vote d'une loi - et devrait être inscrit dans le budget du Service des sites et monuments nationaux, dès la prochaine année budgétaire si tout va bien. 

La première question qui démange quiconque s'intéresse un tant soit peu à la photographie: comment est-ce qu'on peut envisager d'exposer des photos aussi fragiles dans un lieu humide par définition - même si le principal problème de la tour est actuellement son délabrement? «Ce sera un musée aux conditions optimales pour exposer des photos historiques, conditions semblables à celles de la collection Family of Man au château de Clervaux!» s'engage Jean Back. Claudine Kaell a opté pour l'installation d'une black box dans la salle des pompes, une salle dans la salle, parfaitement étanche, en acier et béton. Les deux autres lieux, dans le socle et dans le réservoir de la tour, seront complètement aséchés et isolés. 

Parce que les photos seront en contact permanent avec le public, «il faut créer une ambiance qui sera le meilleur compromis entre exigences du matériel exposé, le confort encore admissible pour les visiteurs, tout en installant des installations garantissant un coût d'exploitatoin acceptable pour le futur» note le bureau d'ingénieurs Jean Schmitt, associé au projet avec Claudine Kaell et Daedalus, dans l'avant-projet présenté fin mars au public. Ce qui veut dire: pas de trop grandes différences de température - entre 19 et 20 degrés en permanence - et surtout humidité stable à 40 pour cent.

Et c'est là que l'on rejoint à nouveau le constat de Claudine Kaell: tout ici demande une solution sur mesure. Comment rejoindre le mieux le haut des 56 mètres sans que pour autant la technique d'un ascenseur ne dévore de précieux mètres cubes de surface d'exposition? Un ascenseur panoramique en verre montant au centre de la tour, comme une moelle épinière de tout l'édifice, est la solution retenue, mais la technique devra être installée ailleurs, Dans le socle de la tour, quatre murs en briques seront remplacés par des parois en verre afin d'ouvrir la vue sur le bâtiment du CNA et le reste de la friche, avec notamment ses réservoirs d'eau.

Pour le SSMN, maître d'oeuvre du chantier, le plus important dans ce projet comme dans toutes ses autres restaurations, c'est la sauvegarde du patrimoine. «Ensemble, nous avons eu dès le début une approche très pragmatique,» explique Claudine Kaell. Les interventions seront minimalistes, la substance architecturale sera restaurée mais conservée au maximum. Les nouvelles structures ne doivent pas parasiter ou détériorer l'existant mais ne feront que se loger discrètement à l'intérieur. «Nous ne voulons pas que tout soit comme neuf, au contraire, il faudra qu'on y sente l'histoire des lieux, poursuit l'architecte. Ce sera un lieu extrêmement fort, qui combine le côté historique, l'industriel en activité, l'exposition de photos impressionnantes et un rapport direct avec la ville qu'on peut embrasser du haut de la tour. Ces ruptures temporelles sont ce qui me fascine le plus dans ce projet.»

The Bitter Years est une sorte d'anti-Family of Man. Si cette dernière, montée en 1955 au MoMA New York par Edward Steichen, photographe américain d'origine luxembourgeoise, et installée depuis 1994 au château de Clervaux, vante l'Humanité, The Bitter Years, constituée sept ans plus tard, documente les années de la grande dépression aux États-Unis. Entre 1935 et 1941, la Farm Security Administration dirigée par Roy Stryker, avait passé commande à Paul Carter, John Collier Jr., Jack Delano, Walter Evans, Theo Jung, Dorothea Lange, Russel Lee, Carly Mydans, Arthur Rothstein, Ben Shahn, John Vachon et Marion Post Wolcott pour qu'ils documentent cette période difficile des USA: pauvreté, sécheresse, exode rural. 

Edward Steichen était alors photographe de mode et de glamour. Ce n'est que 25 ans plus tard qu'il découvrit le sujet et choisit ces 208 photos dans un stock de quelque 170 000 négatifs (gardés encore aujourd'hui à la Library of Congress). Sa dernière exposition organisée en 1962, alors qu'il avait 83 ans, pour le compte du MoMA, dont il était le directeur du département photographique, fut un échec public. Peut-être que les temps avaient changé, qu'ils n'étaient plus à la morosité.

En 1967, le MoMA légua la collection toute entière au Grand-Duché. Comme la Family of Man, elle fut, après le passage dans toutes sortes de lieux de stockages peu ou prou adaptés à ces besoins, entièrement restaurée au CNA. Depuis lors, Jean Back et des «steichenophiles», comme notamment l'infatigable Rosch Krieps, cherchèrent un lieu pour exposer ces photos de grandes dimensions, montrées une première fois en 1995 dans le cadre de l'année culturelle au Casino, puis au Japon, à Saint Petersbourg et dernièrement en partie à Madrid. 

«Vous savez, Steichen était un patriote américain, affirme Jean Back, son choix de photos a quelque chose de grandiloquent, à la gloire de la force des Américains, qui s'en sortent par leurs propres forces.» C'est pour cela qu'il tient particulièrement à coeur du directeur du CNA de ne pas seulement souligner les rapports entre la condition ouvrière et condition humaine en général, qui seront particulièrement forts à Dudelange, mais il veut aussi travailler sur d'autres thématiques qui découlent de The Bitter Years, notamment celle de l'oeuvre de commande: quel est le rapport entre le photographe et le commanditaire par exemple? Toute la scénographie, le travail sur le contenu et l'accueil à assurer sur place est du domaine du CNA. Mais on n'y est pas encore, il ne s'agit encore que d'un avant-projet.

Même si Jean Back ne veut pas tomber dans une muséification excessive de tout ce qui a trait à Edward Steichen - après la démolition de sa maison natale, celle de sa mère serait menacée du même sort, ce qui fait enrager Rosch Krieps (Luxemburger Wort, 19 mars 2003) -, le conservateur du patrimoine photographique Steichen sait néanmoins qu'il gère «deux grands volets de l'histoire de la photographie». Deux collections solides qui constituent la base de sa politique d'acquisition et de beaucoup de recherches - elle furent fructueuses dans le domaine de la restauration de photos notamment. En attendant que l'exposition devienne accessible au public, vers la fin de 2005, début 2006 si tout va bien, elle sera aussi entièrement digitalisée, comme tout le stock du Centre national de l'audiovisuel.

Sur le site Internet www.cna.lu, on peut entre autres faire une visite guidée virtuelle du futur musée.

josée hansen
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