Médias

Déontologie

d'Lëtzebuerger Land du 30.05.2025

Le 27 mars, un homme a été condamné par la Chambre criminelle à treize ans de prison, dont huit avec sursis. Les juges de première instance l’ont reconnu coupable d’avoir collecté des milliers de photos et de vidéos montrant des abus sur des enfants, ainsi que d’avoir produit et diffusé des contenus pédopornographiques, mettant notamment en scène sa propre fille. La personne condamnée (qui a interjeté appel) est une personnalité connue dans le monde de la culture, où elle était active comme bénévole. (Afin de protéger les victimes, les médias luxembourgeois, y inclus le Land, n’ont pas cité le nom de la personne condamnée.) La Theater Federatioun a réagi la première en publiant un communiqué dans lequel ses administrateurs se disent « déçus, bouleversés, choqués, ébahis ». Elle a été suivie par l’école de cirque Zaltimbanq’ (dont le secrétaire, Stephan Kinsch, préside les Éditions d’Letzebuerger Land), qui écrit dans un communiqué : « Cette personne [qui siégeait au comité, ndlr] avait démissionné il y a plusieurs mois, prétextant un manque de temps et ceci, bien avant que ces faits ne soient connus. » Et d’assurer que la personne condamnée « n’a jamais donné cours aux enfants au sein de notre association » et que « tous les liens avec elle sont aujourd’hui totalement rompus ».

L’affaire a créé un choc médiatique vendredi dernier, lorsque le Wort a publié sur une pleine page un article intitulé « Das Selbstbild eines Sexualstraftäters ». Le quotidien y reprend des citations d’une interview téléphonique menée avec la personne condamnée, une conversation qui aurait duré une dizaine de minutes. Le Wort explique qu’il s’agirait de donner des « Einblicke in seine Gedankenwelt », ceci « im Rahmen einer fairen Berichterstattung ». Or, l’interviewé se présente exclusivement comme victime : Il se plaint (« ich fühle mich als Persona non grata »), s’indigne (« für meine Krankheit gibt es keinen Funken Verständnis ») et tente de relativiser (« das war wirklich nur hier daheim »). En conclusion, le quotidien note : « Die Auswirkung, die seine Taten auf seine Opfer haben oder haben könnten, erwähnt der Beschuldigte im rund zehnminütigen Gespräch mit keinem Wort. » Dans leur décision, les juges relevaient déjà une « attitude d’indifférence totale à l’égard notamment des victimes » :« À l’audience, le prévenu a exprimé ses regrets par rapport aux faits lui reprochés et dont il est, pour la majeure partie, en aveux ; le tout cependant en pleurnichant sur son sort et ‘sa maladie’, de sorte que son repentir est à prendre en considération avec une certaine prudence. »

L’article du Wort a illico soulevé des réactions dans le champ médiatique. « Dat ass kee Journalismus, dat ass pure Voyeurismus a Clickbait », a lancé Annick Goerens sur RTL-Radio. L’article du Wort a surtout créé l’indignation au sein de la société civile. Le collectif féministe JIF fustige « une faute journalistique grave ». En publiant « ce récit unilatéral, sans contradiction, sans perspective des victimes », le quotidien transformerait « la parole médiatique en instrument de renversement des rôles ». L’Asbl Innocence en danger estime que cette « tribune » revient à « normaliser l’inacceptable ». La Voix des survivant(e)s était la première à exprimer sa « stupéfaction et consternation » devant un article qui ajouterait « de l’indécence au crime ». Le post Facebook de l’Asbl a été partagé plus de cent fois, notamment par la rédactrice en chef du Wort, Ines Kurschat.

Il a fallu attendre quatre éditions du quotidien pour lire une réaction officielle. Intitulé « ‘Shooting the messenger’ hilft niemandem », l’éditorial de ce mercredi ne va probablement pas apaiser la colère. La rédactrice en chef y défend l’article contre « la vague d’indignation sur les réseaux sociaux » (mais ne mentionne pas les réactions des associations de victimes). L’interview aurait reproduit « les perceptions subjectives d’un condamné en première instance », écrit Kurschat. Aux lecteurs, elle présente des excuses qui n’en sont pas vraiment : « Für manche waren die Aussagen zu viel, für andere blieben zu viele offene Fragen. Für das ausgelöste Unbehagen entschuldigen wir uns. » Or, quel était l’intérêt journalistique de présenter, sur une page entière, des citations issues d’une interview avec un pédocriminel condamné ? Kurschat estime que l’article aurait montré que les excuses avancées par les auteurs de violences seraient « verstörend banal ». Elle assure que la publication de l’article n’aurait été ni motivée par le sensationnalisme ni par le voyeurisme, desquels la ligne éditoriale du Wort s’engage à « s’abstenir ».

Bernard Thomas
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