Chronique de l’Assoss : 1917-1921

Le temps des révoltes

d'Lëtzebuerger Land du 05.03.2021

Depuis 1915 les étudiants luxembourgeois ne pouvaient plus fréquenter les universités françaises et belges. Le pays était devenu un tout petit pays, une prison. De quoi rêvaient les étudiants ? Pas tellement de mourir pour la patrie, d’uniformes ou de drapeaux, mais plutôt d’air frais, de lumière, de voyages et d’aventures. Tandis que les rues se vidaient et que les bistrots se remplissaient, ils s’amusaient tant bien que mal et cultivaient l’esprit français, l’art de vivre gaulois et chantaient les refrains de la Belle Époque.

L’assemblée générale du 30 avril 1916 se déroula dans un calme plat et se termina par la réélection unanime de Jemmy Ulveling. Deux nouveaux venus, Georges Schommer et Gust van Werveke, âgés de dix-neuf et de vingt ans, firent leur entrée au comité.1 Schommer comme secrétaire et van Werveke comme secrétaire adjoint. Ils remplaçaient Édouard Mayrisch, étudiant en médecine, un neveu de l’industriel, qui s’apprêtait à rejoindre la Légion Étrangère et à mourir pour la France.2 Une nouvelle génération prenait en main l’organisation étudiante. « Die älteren Semester der Assoss hatten noch das ungezwungene, sorgenunbeschwerte Studentenleben der Vergangenheit im Blut. Die [neue] Generation […] war von einem starken Willen zu neuen Dingen emporgetrieben, mochten diese
selbst noch so unklar erscheinen. »3

Georges Schommer (« Geo Gibbs »), étudiant en droit, était l’enfant unique des époux Schommer-Rothermel qui tenaient la pharmacie de la Place d’Armes. Il appartenait, selon Robert Stumper, à cette « jeunesse heureuse et ouatée de la bonne bourgeoisie luxembourgeoise, libérale et libre-pensante, insouciante et épicurienne. » Quand le professeur Joseph Tockert réunit en 1913 un groupe d’élèves de Deuxième et de Troisième pour leur exposer les principes du scoutisme c’est à Schommer qu’il s’adressa. Celui-ci vint avec cinq camarades de classe, H. Rabinger, J. Zender, R. Steichen, A. Ketter et I. Bessling, qu’on retrouva tous à l’Assoss par la suite. Schommer avait l’âme d’un chef. Il avait un grand talent oratoire, aimait commander et savait entraîner. Le scoutisme, à ses yeux, était plus qu’un passe-temps à l’air libre, il portait des valeurs patriotiques et un sens de la discipline. Par son amie et future épouse Pauline Brimmeyr, il était lié à une famille de pharmaciens, partisans de la Révolution française, dont l’ancêtre, J.P. Seyler, fut commissaire de police en l’an IV de la République.4

Gust van Werveke était le neveu de l’historien Nicolas van Werveke, dont Gust revendiqua l’héritage spirituel dans son roman autobiographique Paul Robert : « Die Roberts standen seit Generationen lächelnd aber ungehässig abseits der Hürde, in der die Kirche ihre Schafe einsperrt. Pauls Onkel hatte als unerbittlicher Historiker manche Legende zerstört. » Gust van Werveke était un intellectuel, se nourrissant de livres et remuant des idées, prêt à toutes les audaces et à toutes les remises en question. Pendant la crise dynastique de janvier 1916,5 il publia quelques-uns des articles les plus violents jamais parus dans la presse luxembourgeoise : « Da meldete sich das Volk zu Wort. Da vertrieb es die Schwarzröcke. Da schickte es den Fürsten über die Grenze, weil es milde war. Einige aber […] sprachen wie einst im Konvent : ‘Un roi n’est utile que par sa mort’. » Le Luxemburger Wort parla d’un appel à la révolution et compara son auteur à Danton, Marat et Robespierre, ce qui ne pouvait que flatter le jeune homme.6 En septembre 1916, celui-ci récidiva. Une suite d’articles consacrés à l’évolution de la social-démocratie allemande fut interdite après la parution du premier épisode. L’auteur avait reproduit des documents publiés en Suisse établissant la responsabilité de l’Allemagne dans le déclenchement de la guerre.7

Le comité élu en avril 1916 se mit tout de suite au travail. Le 4 janvier 1917, il donna naissance à une section théâtrale, « Les Deux Masques » dirigée par Jules Mersch, le futur historien. Elle se distinguait par le choix exclusif de textes français et la présence de jeunes filles, notamment Pola Weber, la fille de l’écrivain Batty Weber. Le premier mars 1917, une section des élèves de l’enseignement secondaire, le « Cercle Littéraire et Scientifique », fut fondé. Là aussi l’élément féminin faisait son apparition, avec Alice Welter, la fille du dirigeant socialiste, et les sœurs Brimmeyr. En août 1917 parut le premier numéro de La Voix des Jeunes, un véritable journal, imprimé, vendu, avec des lecteurs, annoncé par des affiches et tiré à 1 500 exemplaires.8

On demanda, comme il se doit, à Batty Weber, le rédacteur en chef de la Luxemburger Zeitung, de présenter le journal et de rassurer ceux qui pourraient être offusqués. Weber appela les jeunes à faire preuve de sagesse : « Ihr aber, Ihr Jungen, Ihr Zukunft, Ihr ungebundene Kraft, denkt daran, dass sich Eure Jugend einmal ausgeschäumt haben wird, noch lange nicht, nein noch in Ewigkeiten nicht, in denen Ihr alle Himmel stürmen könnt, nie, wenn ihr es nicht wollt ! Aber der Auftrieb der Jugend, der euch jetzt emporwirbelt, wird einmal nicht mehr sein, ihr müsst zusehen, dass Euch bis dahin die Flügel gewachsen sind, die Euch weiter tragen auf den Höhen, auf die euch die Begeisterung eurer zwanzig Jahre hinaufgeschäumt hat. » Des paroles prémonitoires d’une grande sagesse, mais inutiles.

Le comité de l’AGEL s’était assuré la collaboration de deux auteurs chevronnés, Frantz Clément et Paul Palgen, âgés à l’époque de 35 et de 34 ans. Clément (« Erasmus Pfefferkorn ») était né à Mondorf-les-Bains. Il avait été d’abord instituteur, catholique et germanophile avant de se consacrer au journalisme de combat et de devenir l’animateur du Bloc des Gauches en 1908. Sa vaste culture s’inscrivait dans la tradition humaniste de la Renaissance et des Lumières. Il menait le combat pour l’émancipation des esprits par le progrès des idées et la diffusion des savoirs, refusant toute forme de censure et toute tutelle intellectuelle. Démis de son poste de rédacteur en chef du Escher Tageblatt par l’occupant, il fut révoqué comme instituteur par le gouvernement luxembourgeois. Condamné à la précarité il mena une vie de bohème. Les bistrots étant son lieu de travail, sa tribune, son lieu d’échanges. C’est là que se fit la symbiose avec les jeunes en rupture de ban et les intellectuels ayant refusé l’embourgeoisement.

Palgen était né à Audun-le-Tiche en Lorraine allemande de parents luxembourgeois, le père étant directeur d’usine. Tandis que son frère, né à Hussigny, fut enrôlé dans l’armée française et mourut sur le front, il mena, lui, une carrière d’ingénieur en Allemagne. En 1914, Palgen et Clément furent arrêtés par les Allemands, sous la fausse accusation d’espionnage. Palgen fit paraître dans La Voix des Jeunes ses poèmes de guerre, dont la publication sous forme de livre (Les seuils noirs de la guerre) fut interdite. Clément publia ses expériences des geôles allemandes après la guerre (Zelle 86 K.U.P.).

C’est à Jean-Pierre Wester, né en 1890 à Bettange-sur-Mess, que revint la charge de rédacteur en chef. Wester appartenait à l’AGEL depuis le début. Élu vice-présent, il promit de mener la bataille « contre tous les cuistres ». Par ses origines paysannes, il se distinguait de ses camarades. Il termina ses études de droit en 1914 et, après un stage dans l’étude du député socialiste Jean-Pierre Probst, il fut nommé juge de paix à Rédange-sur-Attert, ce qui lui laissa assez de loisirs pour manier la plume. Il épousa Maisy Brimmeyr et devint le beau-frère de Georges Schommer, se rattachant ainsi à la dynastie des pharmaciens républicains.9

Wester enrichit les lettres luxembourgeoises d’une discipline nouvelle, celle de la critique irrespectueuse et du portrait à charge. Elle consistait à décrire ses victimes à partir de leur apparence physique et à mettre à nu leur fonctionnement intérieur. Sous les titres de « Trognes politiques » et « Gens de lettres » Wester se mit à déboulonner toutes les personnalités consacrées et réputations acquises, mettant fin aux cercles de l’adoration mutuelle qui cimentent la vie culturelle d’un petit pays et constituent la base de sa fierté collective.

Dans ce n°1 de La Voix des Jeunes, ce fut pourtant le manifeste du « Cénacle des Extrêmes »10 signé par Pol Michels (« Pier Vanaicken) et Gust van Werveke qui souleva la plus grande émotion. Le titre du manifeste « Wir ! » appelait les jeunes du monde entier à se soulever : « Titanenhaft wächst eine Jugend heran, die voll hymnischer Begeisterung rütteln wird an den morschen Grundpfeilern der Gesellschaft. » Face au spectacle offert par la tuerie en masse, aucun mot n’était assez fort pour exprimer le dégoût. Finis l’Art pour l’Art, la métaphysique intemporelle et la croyance à un au-delà. Le temps était à l’Action : « Und so erwarten wir Springlebendigen mit heisszuckendem Blute das Ende des Mordens, um endlich mitzuwirken an der grossen, allesbefreienden Tat des Geistes : Liebe der Liebe, Hass des Hasses, Völkerfrühling, Morgenröte ! Es lebe Europa ! »11

Le mot d’ordre européen s’inspirait des écrits de Romain Rolland et Henri Barbusse. Il était un cri séditieux en ces temps de guerre européenne, un appel à déposer les armes et à fraterniser avec l’ennemi, à créer une « Internationale de l’Esprit » qui devrait réconcilier non seulement la France et l’Allemagne, mais l’Occident et l’Orient, le Nord et le Sud, et être la première étape d’une république mondiale.

Michels et van Werveke avaient passé l’examen de fin d’études secondaires en juin 1916. Michels était un fils d’entrepreneur et son frère fut notaire. « Je me rappelle que, personnellement, j’étais très lié avec les prêtres. Je les croyais un peu plus désintéressés que la moyenne des hommes, parce qu’ils distribuaient des chocolats et prétendaient racheter avec nos sous les malheureux négrillons. La Bible avec ses images me tenait lieu de tous les contes de fées du monde. »12 Van Werveke dessinait son ami sous des traits ascétiques : « Die schwarzen, etwas fettigen Strähnen, die das fahle Gesicht umrahmten, vollendeten das Vorbild eines gequälten Christus, dem jeder überirdischer Glaube abhanden gekommen wäre. » .13

Michels partit faire des études à Berlin, Il entra en contact avec Franz Pfemfert, l’éditeur de la revue expressionniste Die Aktion et, grâce à lui, avec les principaux tenants de l’avant-garde littéraire, Karl Otten, Julian Gumperz, Wieland Herzfelde, Yvan Goll, Ret Marut.14 Michels professait un refus de la violence. Pour réinventer le monde il voulait agir sur les esprits et les âmes, se servir de mots nouveaux et porter un autre regard sur les choses. La ferveur de Michels pour l’expressionnisme, le futurisme, le cubisme et le dadaïsme était plus qu’une extravagance d’adolescent, elle était la condition d’une prise de conscience radicale et authentique.

Gust van Werveke resta en 1916 aux Cours Supérieurs à Luxembourg avant de retrouver Michels à Munich l’année suivante. Le 10 mars 1917, il commença une chronique de politique internationale dans la Volkstribüne. La Révolution d’Octobre marqua pour lui un tournant : « Ich habe mich mehr als einmal scharf gegen die Arbeiter-und Soldatenräte ausgesprochen ; diesmal kann ich es nicht » (3.11.1917)15. « Die Bolschewiki-Regierung hat sich behauptet. Der Friede kommt. Schon schweigen die Waffen an der Ostfront. Schon bringen bisher feindliche Soldaten Trinksprüche aus in Städten, die noch vor Tagen unter dem Feuer der Geschütze der Zerstörung entgegensahen. […] In München kam die Meldung spät abends an. Man hörte sie wie im Rausch. […] So wie heute in Russland werden bald in Nieuwport und Altkirch die ‘Feinde’ sich in die Arme fallen » (8.12.1917).

En septembre 1917, J.P. Wester signala l’arrivée d’un compagnon des beuveries estudiantines de Munich, Nicolas Konert. Né en 1891, il appartenait à la première génération de l’Assoss et s’était découvert tardivement une vocation politique. « Quand j’ai vu venir à travers l’allée sa longitudinale silhouette d’un pas de demoiseau, la tête penchée sur l’épaule, portant le menton en avant à la façon d’un chien qui nage ; comme s’il voulait marquer ainsi son intention à ne pas se laisser submerger par tout ce qu’il y a autour de lui de petitesses et de mesquineries bourgeoises, mon cœur tressautait de joie. » Wester remarqua « un grain de mépris qui marquait le coin de ses lèvres [et] le geste dont il tirait le devant de son gilet pour se dresser bien droit devant moi ». Il constata que son ami avait abjuré l’alcool et était devenu sérieux.16

Le 30 décembre 1917, Konert envoya à Karl Kautsky, le grand théoricien de la social-démocratie allemande, la première de onze lettres que Gast Mannes a mises à jour : « Ich bin Luxemburger Student und habe mir vorderhand zur Aufgabe gestellt mit einigen Freunden den einheimischen Sozialismus neu zu begründen. […] Aber in diesem Augenblicke kann es für uns sich nicht ausschliesslich darum handeln, innerhalb der eng gesteckten Landesgrenzen zu wirken. »17 Les Luxembourgeois étant « gleichsam zur Internationalität prädestiniert », il proposait de s’entremettre entre socialistes français et allemands et de s’entretenir avec Kautsky de problèmes tactiques et de projets d’édition. En attendant, il lui envoya un récent numéro de La Voix des Jeunes.18

Konert (« Lukas ») n’avait aucun goût pour les extravagances littéraires de Michels ni pour les aimables provocations de Wester. Il s’était assigné comme but d’enseigner aux étudiants luxembourgeois les principes du marxisme et de leur apporter les données de base du bolchévisme, les obligeant à se confronter avec d’autres repères, d’autres traditions, d’autres cadres de pensée.

C’est à Munich que la révolution éclata le 6 novembre 1918 et on peut dire que les Luxembourgeois étaient au premier rang. Van Werveke participa à la réunion du Conseil des ouvriers et soldats qui décida la destitution du roi de Bavière et l’institution du gouvernement révolutionnaire de Kurt Eisner. Il aurait été choisi comme secrétaire de cette assemblée mémorable. Alice Welter aurait fortifié les cœurs par son foulard rouge et son enthousiasme juvénile. Le futur Dr. Franz Demuth aurait participé au désarmement des soldats prussiens et même le futur inspecteur Paul Staar se serait mêlé à la foule. Seuls Michels et Konert arrivèrent trop tard.19

À Luxembourg, le Tageblatt du 8 novembre 1918 parut sous le titre « Der Abend der Braganza » visant explicitement la Grande-Duchesse et sa mère, une Bragance. Dans La Voix des Jeunes, Georges Schommer lança un fulmineux « Nous et les Bragance » et Georges Ulveling appela dans le Capellener Echo à l’abdication de la Grande-Duchesse. Le 10 novembre, Paul Palgen annonça à l’Hôtel Brosius la création de la « Ligue française », dont Georges Schommer assuma le secrétariat et dont l’Assoss fournit l’essentiel des troupes. L’Assoss participa aux événements avec passion, chantant, chahutant, contestant, occupant le terrain, présente partout, Le Luxemburger Wort le constata lors de l’arrivée des troupes américaines, le 21 novembre: « Die rabiatesten Mitglieder der ‘Assoss’ wurden herbeigerufen und nun zog ein Grüpplein von 30 Mann abermal zum Schloss und rief ‘Vive la république ! Abdiquez !’ » Et lors de l’arrivée des troupes françaises, le 22 : « Auch die hochsinnige Schar der Assoss-Schreier war auf den Beinen. Dem Palais nahen einige Dutzend Jünglinge und Mägdelein, der Chor der roten Garde. » Et lors de l’assemblée constitutive de la Ligue Française, le 24 : « Wir sind bei den paar Luxemburger Bolschewisten ! Kein Wort der Verurteilung ist stark genug um uns gegen ihren Landesverrat zu erheben. » Et en réponse à Georges Schommer, le 30 : « Das Luxemburger Volk, das auf der Scholle seiner Väter sitzt, erhebt mit der letzten Energie Einspruch dagegen dass diese kosmopolitischen Jünglinge, die keinen Sinn für Heimat haben, sich jetzt unterfangen die Heimat der wahren und echten Luxemburgern zerstören zu wollen. »

Le 5 janvier 1919 se constitua l’Action Républicaine avec le concours de Georges Ulveling qui s’assura du soutien de l’adjudant-chef Eiffes de la Compagnie des Volontaires et négocia avec le commandant de La Tour avant de passer à l’action et de proclamer la république. Le 11 janvier 1919, Gust van Werveke envoya un communiqué de victoire à son ami, l’instituteur Marius Wagner : « De la Chambre des députés que nous tenons occupée depuis hier, nous, c’est-à-dire les forces républicaines et le Comité de salut public, je t’envoie, maintenant, quatre heures du matin, salut et mes meilleurs vœux pour l’année qui s’ouvre si glorieusement. Quand tu recevras ma lettre, les événements auront peut-être déjà passé sur nous ; peut-être aussi que le drapeau républicain flottera sur la capitale et tout le pays. Quoi qu’il en soit, j’ai eu le bonheur de vivre encore ces heures (après Munich) et c’est de cœur ému que je t’écris ces lignes, qui, j’en conviens, n’ont pas de sens, mais qui te disent que je suis heureux et que je te souhaite la même chose. »

Vingt jours plus tard il dut déchanter : « Oui, nous avons été battus ; oui, notre belle république a été sabotée après une durée de six heures. Mais le premier pas est fait, et nous ferons le second, dès que nous n’aurons pas à redouter une intervention française ; nous le ferons, nous autres étudiants, s’il le faut à mains armées, mais sans nous occuper de ces soi-disant politiciens qui n’ont ni l’esprit nécessaire pour concevoir une idée, ni le courage de la réaliser si on la leur met sous le nez. »20

La défaite était lourde, mais pour des jeunes qui avaient survécu à l’ennui de sept ans de gymnase et aux privations de quatre ans de guerre, il n’était pas question de capituler. Il fallait maintenant choisir entre la France et la République, entre la bourgeoisie et le prolétariat, et plus que jamais refuser toute forme de nationalisme, celui étriqué des prétendus patriotes de la Nationalunio’n et celui emprunté des partisans de la Grande Nation. Il fallait aller plus loin, regarder plus loin.

Schommer choisit la France ; van Werveke, Michels, Konert choisirent le parti de la Russie révolutionnaire encerclée, affamée, contrainte à la guerre, mais toujours debout, la cause du prolétariat luxembourgeois, fier des conquêtes de novembre 1918, qui le 13 août 1919 passa à l’assaut de la Chambre des Députés. Après l’échec de la révolution allemande, l’exode des étudiants révolutionnaires avait commencé. Ils quittèrent les universités allemandes pour les universités françaises. À Paris, Konert, Michels et Ignace Bessling, un proche de l’instituteur socialiste Hubert Clement, entrèrent en contact avec le groupe Clarté fondé par Henri Barbusse, dont le but était de réunir les intellectuels par-dessus les frontières nationales et de fonder une « Internationale de l’esprit ». Une section luxembourgeoise fut constituée le 7 octobre 1919 avec van Werveke, Hubert Clement, Frantz Clément, Nicolas Braunshausen, Oscar Stumper, J.P. Wester et Marguerite Mongenast-Servais.

En septembre 1919, La Voix des Jeunes cessa de paraître, mettant en avant des difficultés financières. L’assemblée générale d’avril 1920 vit s’affronter les partisans et les adversaires d’une politique francophile. Pol Michels reprocha au comité dirigé par Schommer d’avoir fait entrer l’Assoss dans la Confédération internationale des étudiants et d’avoir refusé d’intervenir en faveur de Nicolas Konert expulsé de France pour faits de bolchévisme.21

Le 27 novembre 1920, Nicolas Konert s’adressa de Luxembourg au militant communiste suisse Jules Humbert-Droz : « Nous venons de fonder à Luxembourg un hebdomadaire communiste Der Kampf qui est l’organe de l’aile gauche du parti socialiste et que nous vous adresserons régulièrement. Nous voulons en faire une feuille de combat tout à fait internationale. » Le nouveau journal mena la propagande pour l’adhésion du Parti socialiste luxembourgeois à la IIIe Internationale et Konert fut l’un des 18 délégués qui quittèrent le 2 janvier 1921 le congrès de Differdange pour fonder le Parti communiste. Konert recruta ses collaborateurs dans le vivier intellectuel de l’Assoss. Pol Michels fut de tous le plus ardent et le plus prolixe, envoyant ses flèches dans toutes les directions de l’arc en ciel politique.

L’échec de la grève générale de mars 1921 conduisit à un climat de démoralisation et de recherche de boucs émissaires. Les intellectuels ralliés au communisme s’offraient comme des cibles de choix : « Es ist daher eine Schande für Moskau, dass ihr Bourgeoissöhnchen euch in die Arbeiterbewegung hineinmischen konntet, um der Reaktion und dem Kapital, nicht der Revolution dienen zu können. […] Und du lumpiger Pol Michels hast die Frechheit, du der du als ‘Junius’ in den ‘mammonistischen’ Blättern zeichnest, erlaubst dir, von Feigheit und Verrat der kämpfenden Proletariern zu schreiben. […] Allzulange habe ich mir von euch Bummlern Lukas, Michels, Marx, Schmit, Kill u. dgl. Frechheiten gefallen lassen. »22

En juillet 1921, les militants communistes firent l’aveu suivant : « Wie ihr übrigens festgestellt haben werdet befindet sich unser Parteiorgan Der Kampf seit einiger Zeit nicht mehr auf der Höhe, welche für eine kommunistische Zeitung mindestens erfordert ist. Die Ursache ist die, dass der bisherige Redakteur, gen. Lukas, angeblich nicht mehr über genügend Zeit zur Leitung des Blattes verfügen kann, weil er, nach eigenen Angaben seine Studien beenden will, um einen bürgerlichen Beruf ergreifen zu können. »23

À Paris, Pol Michels rédigea son testament politique : « Vor Jahren glaubten wir noch unbedingt an das heilige Russland, an die leninistische Weltkommune. Vor Jahren warteten wir beharrlich auf die Sendlinge des Ostens, die eines roten Abends herangerast kämen mit Axt und Fackel in den Erlöserhänden. […] Eine Revolution kann beides sein : Triumph des Geistes und Mitläuferschaft des Pöbels. Aber letzten Endes behält der Mob Recht. »

La fête était finie. Les artistes tiraient leur révérence enterrant les espoirs les plus fous. Finis l’Aurore des temps nouveaux, le Printemps des peuples, l’Internationale de l’esprit. Les révoltés rentraient dans le rang. Le mouvement étudiant atteignait ses limites naturelles, celles d’une génération et celles d’une classe..

Cet article fait partie d’une histoire de l’Assoss et de l’Unel à paraître en octobre 2021 sous le titre 

Générations. Assoss

Unel

:

1912-2022

aux Éditions Capybarabooks.

1 Pour cette suite nous renvoyons, en plus des sources citées dans la première partie, aux recherches de Gast Mannes, notamment: Pol Michels: Choix de textes, 2004, 304 p. ; Luxemburgische Avantgarde. Zum europäischen Kulturtransfer im Spannungsfeld von Literatur, Politik und Kunst zwischen 1916 und 1922, 2007, 423 p. ; « Die Darstellung der luxemburgischen Politik und Gesellschaft in Nicolas Konerts Briefen an Karl Kautsky (1917-1919) », dans Arts et Lettres 2/2011, p. 23-50 ; Die Luxemburg Connection. Ret Marut/B. Traven, Pol Michels und Gust van Werveke, 2013, 120 p. ;
« Gust van Werveke, politischer Leiter und Chefredakteur des Escher Tageblatt » dans : Radioscopie d’un journal: Tageblatt 1913-2013, 2013, p. 56-65.

2 Indications biographiques fournies par Arnaud Sauer.

3 Gust van Werveke : « Jahrgang 1896. Aus dem Roman Paul Robert » dans Die Junge Welt, 1930, p.35. Voir aussi les suites du roman publiées dans Les Cahiers Luxembourgeois, 1927/28. 

4 Georges Schommer : L’Histoire du Scoutisme, Annuaire de l’AGEL 1916, Robert Stumper : « In memoriam Georges Schommer », Land, 3.3.1961.

5 Crise déclenché par la volonté de la grande-duchesse Marie-Adelaïde d’imposer à une majorité parlementaire de gauche un gouvernement de droite, ce qui était considéré par la gauche comme un coup d’État. 

6 Gust van Werveke : « Skizzen zu einem Roman, IV », Cahiers Luxembourgeois 1928, p. 308 ; idem: « Jahrgang 1896. Aus dem Roman Paul Robert », Junge Welt, 1930, p.35-36; Tageblatt, 21.1.1916, Voir également :Tageblatt, 5.1.1916; 11.1.1916; 15.1.1916, 3.2.1916.

7 Tageblatt, 12.9.1916 : « Die Sozialdemokratie im Weltkrieg »

8 Albert Hoefler: Roman eines Lebens, CNL, Mersch, 2013, p.66.

9 Quatre pharmaciens jouèrent un rôle politique sous le régime français: Couturier, Hochhertz, Seyler.et Heldenstein. Marie-Marguerite Seyler, fille de Jean-Guillaume Seyler, pharmacien au Puits Rouge et commissaire de police, épousa François Heldenstein, pharmacien à Echternach. Constance Heldenstein, la fille des époux Heldenstein-Seyler, épousa Jean-Pierre Brimmeyr (1799-1876), pharmacien, professeur, bourgmestre et historien, l’arrière-grand-père des soeurs Schommer-Brimmeyr et Wester-Brimmeyr. Jean-Pierre Brimmeyr rédigea ses Souvenirs et Causeries de la période de la Révolution et de l’Empire en 1869 sur la base d’un carnet de notes laissé par son grand-père. 

10 Le Cénacle des Extrêmes comprenait outre les deux signataires Alice Welter, le futur ingénieur Justin Zender et le futur économiste Paul Weber.

11 La Voix des Jeunes, n° 1, août 1917 

12 Pol Michels: Bilan d’une génération, Cahiers Luxembourgeois 2/194

13 Voir note 6

14 Voir note 1

15 Rappelons que la Révolution d’Octobre, appelée ainsi par référence à l’ancien calendrier russe, s’est produite le 7 novembre 1917, L’article du 3.11.1917 a été rédigé le 27.10.1917. Il faut attendre le numéro du 17 novembre pour voir évoqué « le coup d’État maximaliste » du 7 novembre.. 

16 La Voix des Jeunes n° 2, septembre 1917, p. 7 « Munich. Souvenirs », 

17 Lors d’une réunion informelle le 7.4.1917 à Esch il fut décidé de réorganiser le parti social-démocrate. Le premier congrès du parti refondé eut lieu le 21.10.1917. Voir Ben Fayot : Sozialismus in Luxemburg, p. 176-181. 

18 Gast Mannes : Luxemburgische Avantgarde, p.48-60

19 Gust van Werveke: Die Münchener Novemberrevolution, Annuaire de l’AGEL, 1918-19.

20 Gust van Werveke, ANLux, FD 041,9, voir Gast Mannes. 

21 Luxemburger Zeitung, 8.4.1920

22 Antoine Krier dans Soziale Republik, 8.6.1921. La diatribe visait Nicolas Konert (« Lukas »), Pol Michels, Charles Marx, étudiant en médecine, Gustave Schmit, étudiant en Allemagne ainsi que Jean Kill, instituteur. 

23 Archives Centre Jean Kill, Dossier KI 1, p.192-193, copies provenant des archives russes (RGASPI,), microfilm déposé à la BNL: Alex Weber et J.P. Krier à l’Internationale communiste,. le 8 juillet 1921. 

Henri Wehenkel
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