Le moratoire sur les grandes surfaces (1997-2005) a fait long feu. Depuis que la mesure visant à contrôler le nombre et l’emplacement des supermarchés a été retirée, un peu plus de 200 000 mètres carrés de magasins ont été créés au Luxembourg, qui est passé de 900 000 à 1,1 million de mètres carrés. Sans compter les multiples centres commerciaux qui se situent juste de l’autre côté des frontières.
L’ouverture du centre commercial de la Cloche d’Or il y a six ans, avec ses 75 000 mètres carrés, dont 12 000 pour Auchan, est la dernière expression de ce dynamisme. Jean-Luc Carré, directeur commercial de l’enseigne au Luxembourg, s’en félicite. Après des débuts difficiles dus à la pandémie, la croissance s’écrit chaque année à deux chiffres, sans qu’il donne plus de précision : « C’est un hypermarché taillé pour franchir des caps », affirme-t-il. L’adresse, évidemment, a pu bénéficier de l’arrivée du tram l’année dernière.
Depuis cette frénésie lancée à Bertrange avec les ouvertures du Concorde par Jean Bram en mai 1974 puis, trois mois plus tard, par celle de la Belle Étoile, le risque d’une suroffre commerciale a été maintes fois évoqué. Mais jusqu’à présent, ce ne sont pas les shopping centers qui en souffrent, mais les centres-villes. Selon le Retail Rapport 2025, publié par le ministère de l’Économie et la Confédération du commerce, le taux de vacance des commerces en cœur de ville s’élève à 14,3 pour cent, contre 7,8 pour cent dans les galeries marchandes des centres commerciaux. « À la Belle Étoile, nous n’avons pas de vacance, relève l’administrateur-directeur de Cactus, Laurent Schonckert. Il y a eu quelques départs à la suite de la pandémie. Quelques magasins qui marchaient bien ont fermé après des décisions prises par leurs sièges, comme BodyShop ou Esprit, mais nous avons vite trouvé d’autres locataires. »
Toutefois, ce rapport laisse apparaître l’ombre d’un ralentissement : « Les chiffres montrent que l’évolution des surfaces de vente (+5,3 pour cent) est légèrement à la traine par rapport à l’évolution de la population (+7,4 pour cent) depuis le troisième trimestre 2019 », dit Schonckert. « C’est le fameux gâteau », synthétise-t-il. « Avec les croissances économiques et démographiques, il a grossi. Donc quand la concurrence s’accroit, la taille des parts ne change pas trop. Quand Auchan a annoncé son arrivée sur le Kirchberg en 1996, on disait déjà qu’il y avait trop de surfaces et pas de place pour quiconque d’autre. » Pourtant, même l’ouverture de la Cloche d’or n’a, selon lui, pas provoqué d’effets majeurs sur son groupe. « Nous avons un magasin à 500 mètres (ndlr : Cactus Howald) et nous ne constatons pas de problème particulier. Oui, ils ont une clientèle sans doute plus jeune que la nôtre parce que leur positionnement est différent, mais nous remarquons aussi qu’en général, les adultes apprécient beaucoup notre image de marque. »
« Si vous connaissez un endroit… »
Nicolas Gueuzurian, ancien d’Auchan où il était directeur marketing et e-commerce, est le nouveau country director Delhaize Luxembourg. Il constate lui aussi que le système n’est pas en surchauffe, y compris autour de la Cloche d’or, où dans un rayon de moins de 1,5 kilomètre, on trouve un Colruyt, un Aldi, un Leclerc (anciennement Match), deux Proxy Delhaize et deux Shop & go Delhaize. « La densité concurrentielle est importante, mais pour autant, chacun vit sa vie avec des réponses commerciales et des tailles différentes. C’est loin d’être aussi catastrophique que ce que l’on annonçait. »
La croissance démographique est le premier facteur relevé. Pour Nicolas Gueuzurian, « Le Luxembourg n’est pas encore un marché mature du point de vue de la densité de population et je pense que l’équilibre actuel est plutôt bon. » Le second point, bien sûr, est la fréquentation des frontaliers. « En les prenant en compte, les superficies commerciales ne sont pas si énormes finalement », relativise-t-il. Le directeur commercial d’Auchan Luxembourg, Jean-Luc Carré, précise que les clients non-résidents représentent « environ vingt ou 25 pour cent des passages en caisse, selon les jours ».
Les grandes enseignes sont d’accord sur le fait qu’aucun très grand projet ne verra le jour dans le pays ces prochaines années. « Pour avoir un centre commercial digne de ce nom, il faut une taille critique d’une centaine de magasins dans la galerie et une locomotive alimentaire compétitive… Je ne dis pas que c’est impossible, mais si vous connaissez un endroit qui conviendrait : dites-le moi ! », sourit Laurent Schonckert.
Les programmes en cours ne sont effectivement pas grandiloquents. Le Niederkorn Mall, en cours de construction à l’entrée de la zone industrielle du Haneboesch, fait figure d’exception avec ses 30 000 mètres carrés comprenant un modeste supermarché de 5 500 mètres carrés, une trentaine de commerces et de restaurants ainsi qu’une crèche. L’enseigne qui l’occupera dès la fin de l’année n’est pas encore connue.
Quant au Cactus de Lallange, il va remplacer numériquement l’ancien, de l’autre côté de la rue. Ses dimensions ont été sérieusement revues à la baisse. « Nous partions sur 14 000 mètres carrés et nous sommes descendus à 7 100 », note Laurent Schonckert. « Nous avons décidé de faire l’impasse là où nous ne sommes pas les plus compétents ni les plus compétitifs, pour nous concentrer ce que nous savons bien faire : l’alimentaire. » Il ouvrira ces portes dans le courant du deuxième semestre 2025.
Le projet compte néanmoins une originalité : en plus d’une crèche, on y trouve 67 appartements. Leur location (pas de vente) sera gérée par Cactus. Une nouvelle idée à développer ? « Je ne veux pas vendre la peau de l’ours, mais on connaît la situation du logement au Luxembourg. C’est un nouveau métier pour nous. Toutefois, cela semble une bonne façon d’optimiser le foncier. » L’adaptation des anciens magasins s’avère trop compliquée, mais l’enseigne y réfléchira pour ces prochaines implantations si Lallange est un succès. Jean-Marc Carré assure, lui, qu’Auchan n’a pas de nouveaux hypers dans les cartons, « nous nous concentrons sur les deux que nous avons. »
Ce coup de frein sur les opérations de grande envergure n’est pourtant pas synonyme d’immobilisme. Dès qu’un nouveau quartier sort de terre, il est systématiquement accompagné d’un magasin, souvent de taille modérée. Le Cactus de Merl est un bon exemple. « C’est un défi », reconnaît Laurent Schonckert. « Il faut trouver le bon emplacement avec un loyer correct. Il faut vraiment calculer au plus près pour les rentabiliser. » C’est pourquoi l’option de la franchise, « qui permet davantage de souplesse entrepreneuriale », est souvent retenue.
À entendre le patron de Cactus, ces conditions ne sont pas toujours réunies. Le groupe luxembourgeois a, par exemple, laisser filer le Royal-Hamilius et les deux Alima (Bourse et Belair), parti dans les mains de Delhaize après une tentative de reprise avortée par Christiane Wickler (Pall Center), quand celui de la Gare a été repris par la ville de Luxembourg. Pour le premier, le montant du loyer a fait peur, « l’appétit pour le risque était plus grand chez notre concurrent. » Quant aux deux autres, on sent poindre un petit pincement de cœur. « Ils auraient pu faire partie de notre société, c’est vrai… Parfois on loupe des opportunités. On est toujours plus intelligent après. »
Delhaize ne s’en plaint pas, ce format de supérettes lui convient bien. « Les Proxy, typés centre-ville, au pied d’immeubles et/ou dans des zones piétonnes, sont nombreux en Belgique et très adaptés à la façon dont le Luxembourg s’est construit, avec peu d’énormes complexes commerciaux à l’extérieur des villes, mais avec une densité élevée de bureaux et d’habitations au cœur du tissu urbain. Dans ce contexte, le choix de surfaces plus petites, mais plus nombreuses est très cohérent. » Très souvent, ces magasins se spécialisent dans l’alimentaire à consommer directement.
Depuis septembre dernier, Auchan teste également cette formule dont il n’est pas familier. Le groupe a ouvert un My Auchan de 400 mètres carrés dans la rue de l’Alzette, au cœur de la Métropole du fer. « Bien sûr, sur une telle surface, il faut contracter et rationaliser l’offre, mais en étant performant dans l’exécutif et l’opérationnel, cela fonctionne. Nous sommes très contents d’avoir développé cette nouvelle typologie », assure Jean-Luc Carré, qui affirme que les résultats de ce magasin sont très positifs.
À côté de leurs pompes
Toutes les enseignes misent aussi désormais sur un maillage serré du territoire, grâce à de petites surfaces, qui font très souvent l’objet d’associations stratégiques avec des pétroliers. Selon le Retail Rapport 2025, plus de cinquante pour cent des magasins d’alimentation (soit 225 points de vente) se trouvent désormais dans des stations-service. Cactus a commencé à développer les Shoppi dès 2008 d’abord avec Petrolania (Gulf), puis avec d’autres groupes pétroliers. Delhaize a lancé les Shop & Go en compagnie de Q8 en 2012 et Auchan s’y met depuis 2018, grâce à un partenariat avec Aral.
Ce modèle permet de profiter de sites présents sur l’ensemble du territoire et, par définition, facilement accessibles en voiture. Toutefois, si les pompes les mieux situées sont parmi les plus lucratives d’Europe (jusqu’à 25 000 clients par jour sur l’aire de Berchem), la tendance n’est plus à leur multiplication, bien au contraire. Investir sur une croissance portée par la vente de pétrole, au mépris des Accords de Paris, est même anachronique.
Alors Business developpment manager chez TotalEnergies, Henri Pleimling annonçait en 2022 sur rtl que « dans les prochaines années, le nombre de stations va finir par baisser ». Il expliquait notamment que la pression foncière avait incité Total à vendre sa station de Gasperich au profit d’un projet immobilier en 2022 et que « près des grandes villes et surtout autour de la ville de Luxembourg », le phénomène allait s’accélérer. Avec le télétravail et l’électrification des voitures, le volume de carburant vendu diminue et les nouveaux plans d’urbanisme ne prévoient plus nécessairement l’installation de stations-service, presque reliques d’un Ancien Monde. Henri Pleimling citait en exemple les nouveaux quartiers de Dudelange-Néischmelz, Schifflange-Metzeschmelz ou du contournement d’Hespérange : « où on sait déjà qu’il n’y aura pas moyen de mettre une station. »
La vente pour 3,4 milliards d’euros de plus de deux mille stations TotalEnergie européennes (Luxembourg, Allemagne, Pays-Bas et Belgique) au groupe canadien Couche-Tard début 2024 semble confirmer ses dires. Un article de l’hebdo économique français La Tribune du 4 janvier 2024 précise qu’au Luxembourg et en Belgique, ce rachat prend la forme d’une coentreprise entre TotalEnergies (quarante pour cent) et Couche-Tard (soixante pour cent). Le pétrolier français souhaite y accélérer « la transformation de ces deux réseaux en maximisant leurs ventes hors carburants pétroliers ».
Leclerc en embuscade
Si la pérennité du modèle pose question à moyen terme, alors que le pic pétrolier est derrière nous et que l’électrification est privilégiée dans le contexte du réchauffement climatique, les grandes enseignes de la distribution y croient. « Nous nous sommes installés l’an dernier sur l’aire de Capellen et il y a encore du grain à moudre, pronostique Jean-Luc Carré. Aral possède plus de cinquante stations et nous ne sommes présents que sur 18. Nous avons des velléités d’expansion, mais dans ce cas de figure, c’est le partenaire qui décide. »
Nicolas Gueuzurian confirme que « ces Shop & go sont importants dans notre réseau, car la spécificité luxembourgeoise fait que ces stations-service sont vues comme des magasins de passage ou de dépannage. » Il donne l’exemple de Merl, qui permet à Delhaize d’être présent sur la route de Longwy, « dans une zone quasi-exclusivement résidentielle, pas du tout un quartier d’affaires. » À contrario, les deux derniers Shop & Go ouverts sont ceux des aires de Berchem, « un vrai défi pour nous parce qu’elles sont parmi les plus grosses d’Europe et qu’il faut comprendre et adapter l’offre à cette clientèle très diverse, entre frontaliers, routiers et touristes, tout en étant dans des surfaces pas très grandes. »
Avantage supplémentaire, ces petites mailles territoriales ne sont pas des investissements risqués pour les enseignes. Elles sont toutes gérées sous forme de franchise, puisque ce sont les pétroliers qui signent les concessions avec l’État.
Et puis, elles permettent de compenser les difficultés qu’ont les distributeurs à proposer des solutions de drive et de e-commerce viables. Laurent Schonckert revient sur l’expérience inaboutie de Cactus@home, opérationnel de novembre 2011 à février 2016. « Nous étions sans doute en avance sur notre temps, à une époque où les conditions ne permettaient pas encore un modèle durable. Il aurait fallu demander plus que cinq euros pour la livraison et nous avons sous-estimé l’attrait de nos clients pour les promotions. Nous nous sommes plantés sur les marges. » souligne Laurent Schonckert.
Nicolas Guezurian, qui était directeur e-commerce à Auchan avant de partir chez Delhaize, laisse entendre que la marque belge pourrait s’y mettre prochainement. « Nous avons un service e-commerce en Belgique, des infrastructures logistiques qui permettraient d’en faire ici, un maillage important, mais il nous manque des éléments. Un site internet, par exemple. Nous souhaitons accompagner les populations dans leurs besoins, alors pourquoi pas développer un jour une offre digitale si le besoin existe ? »
Avec ses cinq drives, Auchan, pionnier en la matière avec son drink-shop du Kirchberg, a de l’avance. Le groupe français développe aussi une offre de livraison, notamment au sein d’entreprises (Ferrero par exemple), qui s’est « hypertrophiée pendant le Covid et normalisée depuis », selon Jean-Luc Carré.
Leclerc, lui, cache ses cartes. Le nouveau venu français dont l’enseigne illumine désormais 27 points de vente, dont les deux hypermarchés du City Concorde et de Foetz, n’a pas souhaité répondre aux questions du Land. Dommage, puisque sa reprise de l’enseigne Cora/Match vient de fêter son premier anniversaire. En décembre 2023, Michel-Édouard Leclerc de passage au Luxembourg expliquait au Wort que la concurrence ne serait pas « féroce », mais « sportive ». Il reconnaissait le leadership de Cactus sur le marché, mais déclarait : « nous visons toujours à devenir numéro un sur le long terme. »
De son côté, Laurent Schonckert assure que l’ensemble du réseau Leclerc luxembourgeois ayant été repris par trois affiliés, il a « parfois l’impression que chacun tente de tirer la couverture de son côté. » L’administrateur-directeur de Cactus estime que Leclerc ne manque pas d’atouts : « leur force est le prix, notamment grâce à leur MDD (ndlr : marque de distributeur) mais il faudra du temps pour la faire découvrir aux clients et les persuader qu’elle est une bonne alternative. » Il assure que Cactus « s’est préparé à l’arrivée de ce compétiteur très professionnel et compétent, avec ses forces, mais peut-être aussi ses faiblesses »
La grande distribution est un sport de combat.
« Cinquante pour cent des pubs ne valent pas un clou »
Le 1er janvier 2024, le pays a décrété l’interdiction des publicités toutes boîtes. Pour les enseignes de la distribution, c’est un changement de paradigme. Mais le remplacement du digital par le print n’a, semble-t-il, pas modifié le business en profondeur. « Dans un contexte d’inflation, les clients regardent toujours les promotions », relève Nicolas Gueuzurian, directeur de Delhaize Luxembourg.
Cactus n’a pas tiré un trait sur le papier. Lors de l’interview, Laurent Schonckert ouvrait justement les encarts publiés dans L’Essentiel et dans le Wort ce jour-là. « Est-ce que ça a la même force de frappe, je n’en sais rien. J’ai appris à l’école que cinquante pour cent des pubs ne valent pas un clou… mais on ne sait jamais lesquelles. »
Auchan a déjà modifié sa stratégie commerciale, misant davantage sur l’évènementiel, « plus viral ». Jean-Luc Carré, le directeur commercial de l’enseigne, assure que le changement de support « n’a pas provoqué de cassure dans les performances » et, au contraire, « permet de travailler sur le degré de sympathie de l’enseigne. » Pour lui, « le digital est moins cher et offre davantage de possibilités. » en