Les banques en ligne font l’objet d’une attention particulière de la Banque centrale européenne

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d'Lëtzebuerger Land vom 30.05.2025

En l’espace d’une décennie, les banques en ligne, qu’elles soient indépendantes ou filiales de grands groupes, ont conquis un vaste public. Plus du tiers des Européens y détiennent un compte, séduits par une offre simple et peu coûteuse et par une expérience-client fluide et rapide. Certains les voient déjà supplanter les banques traditionnelles d’ici quelques années. Pour l’heure, selon un rapport publié mi-mai par la BCE, leurs modèles économiques sont encore fragiles et pourraient même menacer la stabilité de l’ensemble du secteur bancaire européen.

Fin 2024, environ soixante banques de la zone euro étaient identifiées comme totalement numériques, dont sept étaient des filiales de banques traditionnelles. Malgré la forte progression du nombre de leurs clients, et l’arrivée régulière de nouveaux acteurs, elles ne détiennent encore qu’une part de marché modeste et qui augmente peu : 3,9 pour cent des actifs bancaires en 2024, contre 3,1 pour cent en 2019. Mais leur essor est inéluctable, ce qui pourrait poser des problèmes encore peu étudiés jusqu’ici. C’est pourquoi la BCE leur a consacré une partie de son dernier rapport semestriel sur la stabilité financière, publié le 21 mai, sous le titre « Digital banking : how new bank business models are disrupting traditional banks ».

Pour les auteurs du document Thomas Garcia, Maciej Grodzicki et Petya Radulova, le modèle économique des banques numériques s’appuie trop fortement sur les petits dépôts de détail. Plus de 80 pour cent de leurs ressources totales proviennent des déposants personnes physiques, contre 27 pour cent dans les grandes institutions bancaires, les entreprises étant très peu représentées (trois pour cent contre 26 pour cent dans les banques traditionnelles).

Comme elles n’ont pas d’ancrage local en raison de l’absence d’agences « en dur », les dépôts transfrontaliers (c’est-à-dire de clients non-résidents) très modestes dans les banques traditionnelles, atteignent une part élevée du total (23 pour cent des dépôts des ménages et 18 pour cent du total). Chose intéressante : les clients des banques en ligne n’hésitent pas à ouvrir des comptes dans des banques étrangères alors qu’ils sont très réticents à confier leur argent, tous pays confondus, à des banques classiques : ainsi Revolut, banque britannique fondée par un Russe et un Ukrainien et opérant dans l’UE avec un passeport lituanien, revendique cinq millions de clients en France soit la deuxième place du segment derrière BoursoBank, filiale de SG.

Le montant des dépôts à vue par client y est très inférieur à la moyenne bancaire générale (cinq fois moins selon un calcul effectué en France) en raison du profil des clients, dont, de plus, seule une faible proportion utilisent une banque en ligne comme établissement tenant leur compte bancaire principal. La BCE considère que, bien qu’une telle structure de ressources puisse être vue comme plus stable que celle des banques traditionnelles, leur faible diversification et leur provenance exclusive de canaux de distribution en ligne (avec des déposants plus sensibles aux prix, moins fidèles, souvent non-résidents) augmentent la vulnérabilité des banques digitales aux paniques bancaires avec des retraits ou des transferts brutaux de leurs avoirs au moindre signe de méfiance envers un pays ou un établissement (un grand nombre de banques en ligne européennes sont issues de « petits pays » et sont elles-mêmes de taille réduite).

Que font-elles de leurs dépôts ? Deux grands cas de figure se rencontrent. De nombreuses banques numériques fonctionnent comme des banques traditionnelles en transformant les dépôts qu’elles collectent en crédits, également accordés via des canaux numériques. Mais elles sont le plus souvent spécialisées dans les prêts à la consommation, à l’habitat ou aux professionnels. Celles qui gèrent des portefeuilles de prêts diversifiés sont peu nombreuses. Le second cas est celui où la banque numérique fonctionne comme un fonds monétaire. Elle n’a pas d’activité de prêt significative et investit plutôt ses dépôts (à 77 pour cent en moyenne) dans des actifs liquides de haute qualité, principalement des obligations d’État.

Dans tous les cas, ces banques détiennent des réserves de liquidités plus élevées que les banques classiques, « ce qui reflète peut-être leur préparation aux ruées vers les dépôts en ligne ». Finalement, « les banques numériques suivent un modèle économique étroit, caractérisé par une forte dépendance au financement par les dépôts de détail et une forte concentration des actifs », constate la BCE. Quid de leur rentabilité ? Si l’on s’en tient au ROE (return on equity, ou rendement des capitaux propres), il affiche un taux médian de dix pour cent dans les banques traditionnelles et de sept pour cent dans les banques en ligne. Cette appréciation est quelque peu faussée par le fait que les banques numériques affichent des ratios de fonds propres élevés, ce qui réduit mécaniquement le ROE. Mais leur Revenu brut d’exploitation (RBE) est également beaucoup plus faible.

Plusieurs raisons à cela. Les revenus par client sont en moyenne trois fois moins élevés dans les banques en ligne, parce que les opérations réalisées y sont simples et souvent gratuites, et que les clients réservent plutôt leurs opérations à valeur ajoutée (placements, crédits) aux banques traditionnelles. En Europe, plus de 85 pour cent des personnes ayant un compte en ligne détiennent également un compte dans une banque « classique ». Les banques en ligne indépendantes ont toujours eu un coût de leurs dépôts plus élevé : deux fois plus que celui des banques traditionnelles avant 2023, un écart qui a augmenté depuis (deux fois et demi, fin 2024) car elles ont davantage répercuté la hausse des taux d’intérêt pour conserver leurs clients et en conquérir de nouveaux.

La BCE considère également qu’elles sont handicapées par le poids de certaines charges. Les dépenses d’exploitation et de maintenance de l’infrastructure informatique sont proportionnellement presque deux fois plus élevées que dans les banques traditionnelles (2,4 pour cent du total des actifs contre 1,3 pour cent), et celles de publicité, de marketing et de communication sont trois fois supérieures (0,9 pour cent du total des actifs contre 0,3 pour cent). Malgré tout, elles restent très prisées des investisseurs, impressionnés par le niveau de leurs capitaux propres et de leur base de clientèle. Bien que n’étant pas cotées, et peu enclines à divulguer des chiffres fiables, elles atteignent des valorisations exceptionnelles. Au printemps 2025, la britannique Revolut qui n’a que dix ans est estimée à 45 milliards d’euros. C’est presqu’autant que la capitalisation boursière de la Deutsche Bank (47 milliards) et plus que celles de la française SG (38,5 milliards) ou de la belge KBC (36 milliards).

Selon la BCE, de tels niveaux ne peuvent se justifier que si les banques numériques atteignent rapidement une taille critique en détenant des parts de marché substantielles dans la zone euro. Pour le moment c’est loin d’être le cas, elles restent des acteurs relativement petits et peu rentables. Si on compare Revolut (plus de 50 millions de clients dans le monde) à une banque moyenne française comme le CIC, qui compte dix fois moins de clients, on constate que les revenus de la britannique en 2024 ont été de quarante pour cent inférieurs. Quant à son bénéfice net, bien que multiplié par 2,4, il était presque deux fois plus faible que celui de la française.

Bien conscientes de leur fragilité, d’autant que plusieurs d’entre elles ont déjà mis la clé sous la porte (notamment Orange Bank et Ma French Bank en France), les banques en ligne font feu de tout bois pour accroître leur rentabilité. Cela passe en premier lieu par un nouveau système de facturation, dit « freemium ». A côté d’une offre de base gratuite les options payantes se multiplient. Les services de paiement, au centre de leur modèle, montent en gamme (cash back, paiements fractionnés, virements instantanés). Elles cherchent aussi à élargir leur gamme de produits et de services, dans le domaine de l’épargne et des placements mais aussi du crédit. Les prêts immobiliers, rémunérateurs et au fort pouvoir de « fidélisation » deviennent un axe majeur de l’offre : déjà proposés par plusieurs banques en ligne filiales de groupes, ils sont en phase de test chez Revolut pour un lancement prochain en France et en Irlande.

Certaines banques en ligne se diversifient même en dehors des services bancaires. Ainsi N26 (huit millions de clients) propose déjà en Allemagne, son pays d’origine, des forfaits de téléphonie mobile. Ce faisant, leur modèle d’affaires se rapproche de plus en plus de celui des banques traditionnelles, avec l’ambition avouée de devenir la banque principale, voire unique, de leurs clients.

Pour la BCE cette évolution, favorable aux consommateurs qui bénéficient d’une concurrence accrue, pourrait cependant menacer la stabilité financière si les banques en ligne venaient à trop « grignoter » les parts de marché des banques traditionnelles, notamment leur base de dépôts qui est la garante de leur capacité à financer l’économie réelle. De plus, poussées dans leurs retranchements, ces dernières pourraient être tentées de prendre davantage de risques pour maintenir leurs positions. Mais elles pourraient aussi, ce qui reste limité au niveau européen mais fréquent dans certains pays, prendre plus souvent le contrôle d’acteurs de la banque en ligne.

Georges Canto
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