Opéra

Démystifications

d'Lëtzebuerger Land du 05.03.2021

Les lieux culturels, dans la plupart des pays, cela fait des mois et des mois qu’ils n’accueillent plus de public. Au grand dam de tout le monde. Et pourtant ils ne baissent pas les bras, même là où il faut le plus d’efforts. À l’opéra. Et paradoxalement, jamais on n’a eu plus de premières à suivre, seulement, il fallait le faire per stream, et souvent, des semaines après, quelquefois plus, il est possible de profiter (gratuitement) de cet opéra nouveau, digital. Qui n’a pas seulement ses répercussions sur le public, on voit autre chose, on regarde autrement ; des fois, on entend mal, comme pour la première genevoise de La Clemenza di Tito, où la qualité du son a été affectée lors du direct, pour être corrigée par la suite, mais la retransmission n’a été accessible que jusqu’à dimanche dernier.

Souvent, le temps est ainsi compté, jusqu’au 15 mars pour le Freischütz munichois, 5 avril pour l’Orphée de Zurich, Aida de l’Opéra national de Paris offrant un délai plus long sur Arte ; il arrive aussi, une des lacunes, des moindres certes, de notre chère Europe, que vous ne verrez pas Jenufa, de la Berliner Staatsoper, c’est réservé aux publics allemand, autrichien et suisse via 3SAT. Voilà pour nous autres destinataires. Du côté de la réalisation, c’est plus compliqué encore. Les règles de distanciation par exemple jouent pour l’orchestre, les chœurs, les chanteurs ; on allège les partitions, on porte des masques, on ne fait pas se rapprocher trop les protagonistes. A Zurich, c’est même la séparation extrême, avec l’orchestre et les chœurs dans la salle de répétition, à la Kreuzplatz, à un kilomètre de l’Opernhaus, et le son retransmis ; Marthaler en joue pour l’ouverture, avec une jeune femme se promenant sur la scène avec une enceinte musique portable.

De quoi applaudir déjà à tant d’invention et de prouesse. Ce n’est pas l’essentiel. Les spectacles, à se demander si la pandémie y a poussé, mais le choix des metteurs en scène, bien antérieur, le laissait prévoir, n’y sont pas allés de main morte, pour la plupart. Quitte à scandaliser ceux qui en veulent depuis toujours à ce qui porte le nom incontournable de Regietheater. Des conceptions radicales, se détournant du sujet (apparent), de la lettre des livrets. Pour dans les meilleurs cas pousser à des couches profondes, ou alors on parlera de démystification, de déconstruction.

Plus de romantisme, plus de forêt dans le Freischütz de Tcherniakov (et qu’en sera-t-il de la mer dans le Fliegender Holländer cet été à Bayreuth ?). Tout ce qui est resté en matière cynégétique, c’est la couleur verte du pullover de Max. Mais autrement il tient plus de Lafcadio, invité à tirer sur une personne anonyme, pas de crime gratuit donc, ça lui servira pour gagner Agathe et faire sa place, son chemin dans l’entreprise de son futur beau-père. L’aristocratie terrienne a été remplacée par le milieu des affaires, la gorge aux loups est bordée de bâtiments aux amples vitrages, on se croirait au Kirchberg. Cela fonctionne tant bien que mal, on est surpris quand même d’entendre parler ou chanter de piété et de vertu.

Ah, dans les opéras, on invoque toutes sortes de dieux, de divinités. C’est le cas aussi pour Amnéris, Radamès et Aida, pas de chance pour eux. On reste plus ou moins en Egypte à Paris, côté musée et vitrine archéologique, mais le regard de la Néerlandaise Lotte de Beer s’avère décapant, en dénonce un autre, occidental sur l’Orient, on se rappelle que Verdi a écrit l’opéra pour l’ouverture du canal de Suez, et la marche triomphale s’en ressent, défilé d’images, de tableaux parmi les plus célèbres de l’histoire de la peinture. On reste dans l’art avec l’empereur Titus de Milo Rau, Kunst ist Macht, est-il projeté en grand, et l’opéra mozartien devient alors porteur de la nouvelle idéologie de la classe dirigeante, deux ans après la Révolution française, toujours à la gloire du pouvoir aristocratique, saupoudrée de tolérance.

C’est tout autre chose avec Christoph Marthaler, pas de retournement, pas de bouleversement à attendre. Les décors d’Anna Viebrock ne changent guère, le cérémonial des personnages non plus : les trois chanteurs sont rejoints ici par sept acteurs. Et ces derniers se passent sans cesse des urnes, nous sommes bien en enfer, mais que ce soit dans la vie (on se souvient des amours de Tristan et d’Isolde naguère) ou dans tel au-delà, le désir, ou l’ennui carrément, ça revient au même. On adhère ou non. Surprise quand même, il est rare de voir exploser un vase auquel on voue d’habitude de bien pieux sentiments.

Lucien Kayser
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