La vie est un long effluve tranquille

d'Lëtzebuerger Land du 05.03.2021

En France où, depuis environ un siècle, l’unité nationale ne se structure pas autour d’une famille royale mais plutôt à coup de rediffusions de comédies plus ou moins réussies avec Louis de Funès, Bourvil ou Kad Merad, tout le monde connaît l’agueusie. Dans le film L’aile ou la cuisse, Charles Duchemin est frappé de cette tare après avoir abusé de produits Tricatel, marque imaginaire à côté de laquelle une saucisse Bifi de station-service mériterait une place au rayon viande de luxe de chez Cactus. Temporairement privé d’odorat et de goût, le personnage joué par Louis de Funès parvient à compenser son handicap grâce à son sens aigu de l’observation et à l’imagination des scénaristes. Depuis bientôt un an, même sans avoir été contaminés par le coronavirus et être victimes de l’un de ses effets secondaires les plus répandus, nous sommes tous confrontés à un environnement beaucoup moins riche en odeurs, et nous compensons comme nous le pouvons.

Depuis une année, on a ménagé nos nez, dans la mesure où la situation sanitaire nous préserve d’un grand nombre des micro-agressions olfactives qui constituaient auparavant notre quotidien. Les conduits de ventilation qui annonçaient dès le petit matin à toute l’entreprise le menu de la cantine, surtout les jours maudits de choucroute ou d’andouillette, sont un lointain souvenir.

Grâce à la visioconférence, vous pouvez désormais organiser des réunions l’après-midi sans craindre de vous retrouver face à un groupe de collègues partis tester la nouvelle saveur à base d’ail du plat du jour de chez Bacano. La promiscuité gênante dans la salle de l’Atelier et le coude à coude avec de grands chevelus aux aisselles délaissées vous manque certainement moins que les concerts que vous alliez y écouter. Les jauges en vigueur dans les piscines municipales ou à la patinoire de Kockelscheuer ont à la fois réduit le nombre de visiteurs et l’âcreté de l’odeur de vieilles chaussettes dont les vestiaires de ces endroits semblent condamnés à souffrir inéluctablement. Et puis, last but not least, avec les restrictions portées aux rassemblements familiaux, vous échappez aux visites à « Tata Shalimar » ou « Papy nicotine ». C’est un constat général : distanciation physique et port du masque réduisent la probabilité d’être importuné par des effluves corporelles étrangères. Par contre, malheur à ceux qui souffrent d’une haleine fétide. Ce sont sans doute ces gens-là qui portent le masque sous le nez, histoire de respirer un peu d’air frais.

Pourtant, les parfums font partie de notre expérience du monde. Et c’est peut-être l’une des explications du retour à la mode de la raclette depuis les douze derniers mois. Même le lendemain matin, votre intérieur garde une trace de l’odeur rassurante du fromage fondu. Quoi de mieux pour le mental que l’emmental ? Faute de restaurant ou de café, on se prend à rêver à des fragrances d’oignons rissolés, de croissants chauds, de poulet rôti à la broche ou de café fraîchement moulu. Malheureusement, les marchands de désodorisant d’intérieur persistent à proposer des senteurs « fleur d’oranger et nuit étoilée » ou « je ne sais quel rituel oriental » pour les toilettes, lieux pourtant communément admis comme peu appropriés pour y cultiver des agrumes, y dormir ou y pratiquer une séance de yoga… Certains automobilistes ont même décroché les arbres magiques de leur rétroviseur pour y suspendre une collection de protections buccales, selon un rituel étrange, peut-être inspiré des « attrape-rêves » des indiens ojibwé, censés empêcher les cauchemars et filtrer les mauvais esprits. 

Grâce au covid-19, depuis un an, je vois maintenant mieux sans mes lunettes qu’avec. Ce n’est pas un symptôme, c’est la buée. Dans quelques semaines, grâce à cette pandémie, je vais peut-être apprécier les odeurs de barbecue de mes voisins. Mais ce serait tellement plaisant de retrouver les sens ordinaires…

Cyril B.
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