Énigmes autour du premier chargé d’affaires de Luxembourg en Pologne, Jean-Nicolas Gehlen

Varsovie, 1945

Foto: MNHM
d'Lëtzebuerger Land vom 18.11.2022

Le 18 avril 1921, le comte polonais Władysław Sobański présenta ses lettres de créance à la Grande-Duchesse Charlotte. Cet acte officialisa les relations diplomatiques entre le Luxembourg et la Pologne, relations dont le centenaire a été célébré en avril 2021. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, le Grand-Duché et la Pologne étaient alliés dans la lutte contre le nazisme. À Londres, des contacts ont certainement eu lieu entre le gouvernement en exil de Pierre Dupong et celui de Władysław Sikorski. Seulement, avec l’avènement de la Pologne communiste et de la Guerre froide, les relations entre les deux pays devinrent minimalistes. Or, dans le cadre des recherches sur le passé des relations bilatérales, grand fut l’étonnement de découvrir la présence à Varsovie d’un chargé d’affaires dans l’immédiat après-guerre : Monsieur Jean-Nicolas Gehlen.

Jean-Nicolas Gehlen est né le 31 août 1901 à Hollerich. Il est le fils des époux Joseph Gehlen, originaire de Luxembourg-ville, directeur de l’entreprise des Chemins de Fer, et Marguerite Schneidesch, originaire de Heffange. Il était probablement le troisième de quatre enfants. De nombreuses questions demeurent quant à la jeunesse de Gehlen : Quelle école a-t-il fréquenté ? Quel lycée ? Quelle université ? Quelle maîtrise avait-il de la langue polonaise ?

Toutefois, nous savons qu’au début de la Seconde Guerre mondiale, Gehlen résidait à Lviv (ville polonaise à l’époque et qui fait désormais partie de l’Ukraine). Il est ensuite entré au service de la Croix Rouge pour laquelle il travaillait jusqu’au départ des autorités polonaises de Lviv. Puis, il s’est rendu en France pour y intégrer la Légion étrangère. Par la suite, il est resté à Marseille où, en tant qu’officier français, il a transféré de nombreux Polonais sur des navires marchands, leur permettant d’échapper aux rafles allemandes. Il a alors été expulsé par les Allemands au Grand-Duché où il continuait néanmoins à s’occuper des immigrés polonais au Luxembourg, en Belgique et en France. Après la Seconde Guerre mondiale, il est venu en Pologne comme un des premiers représentants des pays amis. Il était marié avec une Polonaise, Marianne Zaklika avec qui il a eu une fille, née le 23 avril 1943 à Luxembourg. Celle-ci est décédée célibataire et sans postérité voici quelques années à Bruxelles.

La présence diplomatique luxembourgeoise en Pologne pendant moins d’un an, alors que le représentant diplomatique à Moscou, René Blum, y était accrédité, est difficile à expliquer au vu du peu de traces laissées par Jean-Nicolas Gehlen. À l’époque, le Luxembourg disposait d’un réseau de représentants diplomatiques très limité. La représentation diplomatique luxembourgeoise était souvent liée aux intérêts de l’Arbed et à sa branche commerciale Columeta, qui permettaient alors de donner une dimension internationale au petit Grand-Duché.

Concernant les activités de Gehlen en Pologne, il a pu avoir plusieurs rôles : La première mention de Gehlen en tant qu’envoyé en Pologne apparaît dans une note (qualifiée de « confidentielle ») du 29 août 1945. La représentation du Luxembourg s’est adressée à l’ambassade de Pologne à Paris afin de solliciter les visas pour les membres d’une mission grand-ducale. Dans cette note sont inclus les détails des passeports de chacun des cinq membres de ladite mission : Joseph Bech, ministre des Affaires étrangères, Joseph Kauffman, Commissaire au rapatriement, Lieutenant Camille Biever de la Force armée, Emilie Meyer, infirmière de la Croix Rouge, ainsi que le principal intéressé Jean-Nicolas Gehlen. Le but de la délégation aurait été de rencontrer le gouvernement polonais pour discuter de « la recherche et du rapatriement des citoyens luxembourgeois qui se trouvent encore sur le territoire de la République populaire de Pologne. »

À la suite de cette mission, la nomination de Gehlen en tant que représentant diplomatique intervient rapidement par une note le 27 septembre 1945 du chef de la diplomatie luxembourgeoise Joseph Bech à son homologue polonais Vincent Rzymowski. Le Capitaine Jean-Nicolas Gehlen, membre de la Mission de Rapatriement, est désigné comme attaché à la Légation luxembourgeoise à Varsovie. D’autres notes suivront, désignant Gehlen comme chargé d’affaires de la Légation à Varsovie pendant l’absence temporaire du ministre luxembourgeois résidant en permanence à Moscou, René Blum.

Le 23 octobre 1945, le Commissariat au Rapatriement luxembourgeois certifie au Service du personnel du ministère d’État que Gehlen a « été engagé à dater du 1er septembre 1945 au service du Commissariat. Militarisé, il a été envoyé en mission spéciale à Varsovie pour le rapatriement des Luxembourgeois en Pologne et éventuellement pour celui de nos nationaux se trouvant en URSS. » Gehlen a aussi pu avoir un rôle au sein de certaines affaires financières : une lettre du chargé d’affaires au directeur du Département des finances du ministère polonais des Affaires étrangères du 10 décembre 1945 rend compte de sa rencontre avec le directeur du Département des finances du ministère polonais des Affaires étrangères et du directeur du Protocole, A. Gubrynowicz, concernant la ligne de crédit accordée par le gouvernement luxembourgeois auprès de la Banque Nationale de Belgique (BNBE) dont le correspondant était la Banque Nationale de Pologne (BNP).

Même si Gehlen a pu poursuivre des activités liées à la diplomatie économique, voire a pu avoir d’autres buts importants en Pologne, il semble que la motivation essentielle de son détachement a bien été le rapatriement des Luxembourgeois après la guerre. En effet, pendant la Seconde Guerre mondiale, les Allemands ont transformé l’ensemble du complexe à Lubiąż (Leubus en allemand), un village de la voïvodie de Basse-Silésie, en une usine d’équipements de contrôle pour la Wehrmacht. D’autres encore mentionnent que les premiers trains à destination des camps de relocalisation quittèrent le Luxembourg, les 17, 18 et 19 septembre 1942, en direction de Leubus. Ces 156 premières personnes déplacées furent suivies par des milliers d’autres Luxembourgeois dans les années suivantes. Entre 1942 et 1944, plus de 4 000 Luxembourgeois ont été déplacés vers l’Est représentant, selon le recensement de 1935, environ 1,61 pour cent de la population du Grand-Duché. Gehlen était donc en charge de rapatrier ces Luxembourgeois

Certains doutes ont pu survenir au sujet de l’activité de Gehlen. Le 15 décembre 1945, une note interne, en langue polonaise, marquée comme confidentielle (auteur inconnu), livre les informations suivantes : lors de son séjour au Luxembourg, où il s’est rendu pour la remise de ses lettres d’introduction, le chef du consulat polonais a appris du chef de l’administration consulaire polonaise à Luxembourg et d’un employé de l’Agence de presse polonaise que « le Chargé d’Affaires (Gehlen) était membre de NSKK », le Nationalsozialistische Kraftfahrkorps ayant été une organisation paramilitaire pendant l’occupation allemande. « Sa femme appartenait apparemment, elle aussi, à une certaine organisation hitlérienne ». Pourtant, dans les archives du MAEE luxembourgeois figure la déclaration du chargé d’affaires qu’il n’appartenait pas au NSKK. Son appartenance ou non à une telle association reste donc un mystère.

Jean-Nicolas Gehlen a aussi été officier de liaison de l’armée luxembourgeoise. Il a ainsi reçu un document (qui comporte la seule photo connue de Gehlen) en vue de sa « mission spéciale à l’étranger ou au Grand-Duché ». Cette militarisation a été levée à partir du 1er septembre 1946. Quelques jours plus tard, Nicolas Gehlen décède.

Une note de la Légation du Luxembourg à Varsovie informe le Ministre polonais des Affaires étrangères le 24 septembre 1946 de la mort de « l’Attaché Gehlen » et de la reprise de ses fonctions de Chargé d’Affaires par Monsieur Schurmann, Conseiller de la Légation des Pays-Bas résident à l’Hôtel Polonia à Varsovie.

Une note interne écrite à la main et en polonais du ministre polonais des Affaires étrangères témoigne des préparatifs du discours post-mortem en hommage à Jean-Nicolas Gehlen probablement rédigé par un employé du ministre polonais des Affaires étrangères. On y apprend que Gehlen est décédé le 9 septembre 1946 après une longue maladie pulmonaire contractée pendant la Seconde Guerre mondiale. Le jour de sa mort, il avait 45 ans et 9 jours. L’auteur décrit les qualités de Gehlen avec beaucoup d’enthousiasme et souligne qu’il a passé une considérable partie de sa vie en Pologne. Il a été enterré au cimetière Notre-Dame à Luxembourg.

Paul Schmit est ambassadeur du Luxembourg à Varsovie.
Il remercie l’équipe de l’ambassade et toutes les personnes ayant contribué à cet article et aux recherches en relation avec Jean-Nicolas Gehlen. L’ambassade du Grand-Duché de Luxembourg à Varsovie serait reconnaissante à toute personne qui disposerait d’informations relatives au chargé d’affaires d’après-guerre de prendre contact par mail : varsovie.amb@mae.etat.lu

Paul Schmit
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