Luxembourg Art Week

Des petits pains

d'Lëtzebuerger Land du 18.11.2022

Les VIP se bousculent à l’entrée, le crémant coule à flots, les serveurs s’agitent munis de leurs plateaux. Il ne s’agit pas du Festival de Cannes, mais de la Luxembourg Art Week (LAW), épicentre de la scène contemporaine pendant trois grosses journées. L’accomplissement d’un travail mené tout au long de l’année par Alex Reding et son équipe. La constitution d’un comité de sélection issu du milieu de l’art (mécénat, collectionneurs, galeristes, conservateur) est venue confirmer les hautes ambitions de cet événement culturel. En témoignent les 80 galeries sélectionnées, assorties de rencontres et de conférences quotidiennes. Sans oublier l’installation de deux sculptures aux abords de la manifestation, pour attirer les regards dans l’espace public : l’une bourrée de belladones, cette plante toxique dont se saisit la Luxembourgeoise Aline Bouvy pour dénoncer l’emprise du patriarcat dans Enclosure (2021), pièce monumentale tout juste rapatriée de son exposition au MACS de Grand-Hornu (Mons). La seconde, The Phoenix, que l’on doit à Stijn Ank, s’empare du mythe de l’oiseau sacré, composé ici de plâtre et de pigments qui lui donne un aspect friable et vulnérable.

Plus que des personnalités invitées, c’est la qualité des œuvres retenues pour ce cru 2022 qui importe en premier lieu. Premier constat : la mode du néon jadis ouverte par Lucio Fontana au milieu du vingtième siècle semble être retombée. Symptôme de ce changement de paradigme et d’époque, un énorme drone posté sur le stand de la Patinoire royale à l’entrée de la foire défie avec humour le public à son arrivée, l’engin s’accompagnant de cette inscription provocatrice hostile à toute tradition : « Je me fous du passé ». Radicalement post-humaniste, l’œuvre de Renaud-Auguste Dormeuil ne passe pas inaperçue. Et constitue une excellente mise en bouche à la manifestation. Ailleurs, d’autres choix singuliers ont été faits. Comme celui défendu par la galerie Maria Lund pour sa première participation à la foire avec les motifs poétiques que réalise l’excellent peintre allemand Marlon Wobst à partir de feutres de laine. Agréables au toucher, ses pièces de format modeste sont partis comme des petits pains. Autre curiosité pour l’œil : les sculptures du Français Thomas Devaux (Macadam Gallery, Bruxelles), fabriquées en verres dichroïques, qui ont la particularité de changer de teintes en fonction du point de vue du regardeur. Un jeu de reflet particulièrement raffiné et dynamique se met alors en branle. Tout aussi subtils sont les dessins virtuoses produits au fusain par Nuno Lorena (Galerie Nosbaum Reding), que l’on pourrait confondre de loin avec des photographies. La main de l’artiste dépasse cependant l’œil mécanique de l’appareil à prises de vue. Là où celui-ci se borne à enregistrer la réalité, l’artiste portugais a le pouvoir d’y opérer des altérations, d’y creuser des écarts de ressemblance, de tordre à l’envi ses représentations. On rencontre une démarche quelque peu analogue à celle de Thomas Devaux : le plaisir de faire miroiter les surfaces, de saisir les reflets, d’y prononcer des clairs-obscurs tout en prenant appui sur des motifs d’inspiration classique (une bougie, des intérieurs avec fenêtres). D’autres créateurs enfin ont préféré suivre la voie du recyclage d’objets de récupération, à l’instar des totems zoomorphes de Benoît Huot, chargés de textiles et de bijoux de toutes sortes (Galerie Dys, Bruxelles).

Il y en a pour toutes les sensibilités, toutes les bourses (dès 500 euros environ), et donc pour tous les publics. Le prix d’entrée (15 euros) y incite, bien loin des tarifs pratiqués à Art Basel par exemple. Sous le chapiteau du Glacis cohabitent des artistes de renommée mondiale et d’illustres inconnus, à l’image du public de la Art Week constitué à la fois de notables culturels, de collectionneurs et d’amateurs avertis, mais aussi de badauds venus simplement par curiosité. Les mêmes logiques se retrouvent ainsi de part et d’autre des stands. Parmi les vedettes, quelques galeries ont confirmé leur réputation, établie parfois depuis fort longtemps. À ce (grand) jeu, Lelong & Co. n’est pas la moins fournie, proposant à la vente quelques idoles : deux grands noirs de Richard Serra, des sculptures et collages de Jan Voss, et même deux dessins sur Ipad de David Hockney. Mais aussi des sculptures en bois de David Nash ou encore deux tableaux de Fabienne Verdier, artiste qui a le vent en poupe ces dernières années (le Musée Unterlinden de Colmar lui consacre actuellement une exposition). D’autres stands arborent des tableaux de Moritz Ney, Eugène Leroy, Karel Appel, Jean Dubuffet et Pierre Alechinsky, ainsi qu’une œuvre étonnante de Frank Stella inspirée d’un circuit automobile.

Parmi les petits poucets, la galerie Vis-à-vis fraîchement installée à Metz a fait preuve d’audace. Que l’on aime ou pas les huiles de Mathieu Boisadan, impossible de rester indifférent à ces toiles dont le format rappelle celui de la peinture d’histoire, à l’esthétique syncrétique qui tient à la fois du collage à la Rauschenberg et de la tradition orthodoxe pour ses nombreux emprunts symboliques (cadre orné de dorures, bulbes d’églises, figure de pope, etc.). La galerie Louis Gendre a contribué à faire découvrir les toiles de Dean Tavoularis, le collaborateur de Coppola dont le travail de décorateur vient d’être célébré à la Cinémathèque française. La galerie Maruani Mercier a le mérite de mettre à l’honneur une école d’artistes originaires du Ghana : principalement des portraits flashy de femmes et d’hommes en habits traditionnel ou occidental fixant fièrement le visiteur dans les yeux. La galerie Michael Janssen (Berlin) a quant à elle exposé sans encadrement les œuvres délicates de la Chinoise Yafeng Duan, où les couleurs respirent et n’apparaissent que mieux sur fonds blancs. Voilà comment, d’année en année, la LAW poursuit son envol, s’affirmant plus que jamais comme une nouvelle Babel dans le paysage très strict des foires d’art contemporain européennes.

Loïc Millot
© 2023 d’Lëtzebuerger Land