Le gouvernement veut permettre l’expropriation pour la création de logements abordables. Tout un symbole

Pas de Kirchberg bis

Claude Meisch dans son bureau
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 06.06.2025

La lecture du projet de loi sur le logement abordable déposé le 29 avril par le ministre du Logement Claude Meisch (DP) défrise. Dès la première phrase du premier chapitre de l’exposition des motifs, on lit qu’« il est retenu dorénavant que le logement abordable est d’utilité publique. » Dans le Wort du 26 mai, Sébastien Couvreur, avocat du cabinet Krieger&Associates, expliquait que « Cet ajout permet aux autorités de procéder à des expropriations pour la création de logements abordables. » Le lendemain, Georges Krieger himself s’exprimant en tant qu’avocat, mais aussi comme président de l’Union luxembourgeoise pour la propriété immobilière, lançait dans L’Essentiel : « La porte est ouverte [aux expropriations] ». Il appréhendait d’ « un mauvais œil » ce qui constitue, selon lui, « une atteinte à la propriété privée. »

Au Grand-Duché, qui comprend plus de 72 pour cent de propriétaires (Eurostat, 2024), la propriété privée est un totem. Que le gouvernement CSV/DP s’attaque ainsi à un des fondements de la psyché nationale peut surprendre, mais ce serait oublier que 63 pour cent des chefs d’entreprise du pays estiment que la crise du logement affecte directement ou indirectement leur activité (Enquête de conjoncture des entreprises, Chambre de commerce, 2024). La discrète révolution menée par Claude Meisch est donc motivée par les besoins très terre à terre du business model national. Dans son livret « La politique du logement – Entre bons motifs et gros montants », publié en 2022, la Fondation Idea souhaitait déjà « interroger le principe de l’utilité publique en matière de construction de logements ».

Le ministre relativise toutefois la portée de cet amendement : « Bien sûr, la propriété privée est un grand symbole, mais des jurisprudences permettent déjà de rendre possible les expropriations, notamment lors de la construction de bâtiments ou d’équipements publics. » Il justifie surtout son initiative en prenant à témoin la nouvelle Constitution, qui stipule dans son article 40 que « L’État veille à ce que toute personne puisse vivre dignement et disposer d’un logement approprié ». « Il est donc normal que l’État se donne les moyens d’atteindre cet objectif », souligne-t-il.

Claude Meisch se garde bien d’annoncer un nouveau plan Kirchberg, comme en 1961, lorsque le gouvernement avait procédé à l’expropriation de 360 hectares sur ce qui deviendrait le petit Manhattan de l’autre côté du Pont rouge. Une procédure unique dans l’histoire du pays, qui avait offusqué les agriculteurs et les maraîchers qui cultivaient là. Serait-on capable aujourd’hui de lancer un tel programme avec une vision à si long terme ? Claude Meisch, en tout cas, n’en a pas l’intention. « Pour les bâtiments et les équipements publics, où la notion d’utilité publique s’applique déjà, les expropriations sont très rares. Personnellement, je ne veux pas que l’on y recoure à tous les coups. Il ne faut se servir de cet outil que lorsque c’est nécessaire. »

Étant donné le contexte, l’idée ne heurtera pas la Chambre. Paulette Lenert (LSAP), membre de la commission du Logement, est favorable à ce que la crise du logement accouche de mesures exceptionnelles : « Nous avons un intérêt vital à changer de paradigme et le logement est la clé. » L’écologiste Meris Sehovic, qui siège également dans la commission, abonde : « vu le retard pris dans la construction de logements abordables, la notion d’utilité publique est pertinente. J’ai beaucoup de points de désaccord avec le projet de loi, mais pas celui-là. Que le besoin collectif prévale sur le droit individuel me semble une bonne chose. »

« Une usine à gaz »

Mais la mesure dépassera-t-elle sa valeur symbolique et entraînera-t-elle une véritable accélération de la construction de logements abordables ? Des spécialistes du dossier en doutent. Une experte juridique estime que « cet amendement va provoquer une usine à gaz qui risque d’enchérir davantage le logement ». Elle fait remarquer qu’ « il existe beaucoup de solutions beaucoup plus simples et moins contraignantes. » Comme construire des logements sur les terrains qui se trouvent déjà dans la main publique ou parapublique.

L’Observatoire de l’habitat indique qu’en 2022, l’État possédait 422  hectares de foncier constructible, les communes et syndicats de communes 625 et les Fonds (Fonds du logement, Société nationale des habitations à bon marché, etc.) 274. Ces superficies représentent au total 14,5 pour cent des zones « habitations et mixte » disponibles sur les plans d’aménagements généraux.

Guy Entringer, directeur de la Société nationale des habitations à bon marché (SNHBM), a également du mal à évoluer la portée de cette réforme. « La notion d’utilité publique n’est certainement pas négative pour nous, mais je ne sais pas non plus dans quelle mesure elle va nous aider. » Le directeur du Syvicol, Gérard Koob, affirme que « beaucoup d’éléments du projet de loi correspondent à des demandes que nous avons formulées, mais pas la notion d’utilité publique. »

En théorie, le concept permettrait également la construction en zone verte. Toutefois, Claude Meisch ne souhaite pas tirer sur cette corde : « Nous voulons exclure cette possibilité, ce n’est pas l’intention du projet de loi. Pour construire en dehors du périmètre, il faudra reclasser le terrain, comme ça a été toujours le cas. » Paulette Lenert ne serait pourtant pas complètement opposée à de tels développements. « Nous résoudrions une bonne partie de la pénurie en ouvrant de trois et six projets phares, à l’image d’Elmen (où près de 800 logements sont produits par la SNHBM, ndlr), bien répartis géographiquement et plutôt hors périmètre, pour que le coût du terrain soit supportable par l’État. »

Claude Meisch explique qu’« il y aura toujours la possibilité de contester une mesure d’expropriation » et que « rien ne dit que le tribunal la reconnaîtra dans tous les cas ». Si un propriétaire ne souhaite pas vendre alors que l’utilité publique est invoquée, le contentieux porte alors sur une question de constitutionnalité. Ce sera à la Cour constitutionnelle de déterminer si la Constitution est respectée, en matière de respect de la vie privée. Un processus beaucoup plus laborieux.

Beaucoup d’incertitudes demeurent, car le texte reste juridiquement très vague. Dans les autres domaines où l’utilité publique est présente (particulièrement ceux de la construction de bâtiments et d’équipements publics), les procédures inscrites dans les textes de loi sont beaucoup plus explicites. Ici, il n’est par exemple pas précisé si les conditions sont identiques pour l’expropriation d’un terrain nu ou d’un logement habité. Or le droit à la propriété est truffé d’exceptions.

Toutes les parties sont d’accord : la notion d’utilité publique ne sera pas la solution miracle qui résoudra la pénurie de logements. « Nous y arriverons par un bouquet de mesures », espère Claude Meisch. Le projet de loi sur le remembrement ministériel, qui concerne tous les projets immobiliers, en est une autre. Dans le cadre d’un programme déployé sur des terrains appartenant à plusieurs propriétaires, ceux qui ne voudraient pas vendre pourront recevoir une surface équivalente en bordure de l’emprise. Guy Entringer reconnaît attendre cet outil avec une certaine impatience. « Le remembrement ministériel est au moins aussi important que cette notion d’utilité publique. Il aurait permis de débloquer beaucoup plus rapidement le projet d’Itziger Knupp (ndlr : 558 logements, Bonnevoie), par exemple. »

Reste aussi à mettre en place les mesures fiscales qui permettraient d’inciter les propriétaires de terrains constructibles à les mettre sur le marché, tels qu’un impôt de mobilisation ou un impôt sur les héritages directs, ciblés sur les familles qui détiennent le plus de foncier. Claude Meisch assure que le gouvernement y travaille, sans donner davantage de précision. Paulette Lenert sent poindre la lassitude : « On nous en parle, mais on ne voit rien venir... »

Le Conseil d’État, une étape périlleuse ?

Le ministre joue également la carte de la diversification des opérateurs. Un autre angle du projet de loi est l’augmentation des subventions attribuées aux communes, en leur octroyant les mêmes qu’aux organismes parapublics. « Avec ces amendements, nous avons cent promoteurs publics supplémentaires », assure Claude Meisch. Paulette Lenert y est favorable, mais elle aurait aimé que l’attribution de ces aides s’accompagne de l’obligation d’augmenter les densités, parfois ridiculement faibles comme sur les friches de Néischmelz (Dudelange), où l’on ne trouvera que 43 logements à l’hectare, moins que la moyenne nationale. « Les communes sont sous la pression des habitants, donc dans une position délicate. Lier ces subventions accrues à l’exigence d’une densité plus élevée permettrait de décharger les élus locaux », souligne-t-elle.

En plus des communes, Claude Meisch fait également appel au secteur privé. Ce vendredi 6 juin, au cours d’une conférence de presse, il va lancer « un appel à projets pilotes pour logements abordables dans le cadre d’un partenariat locatif public-privé », selon les termes de l’invitation. On peut se demander pourquoi ces derniers seraient intéressés par de telles opérations, à moins que le soutien de l’État soit particulièrement massif.

On peut arguer que la réactivité du privé pourrait accélérer la concrétisation de projets, mais il faudrait alors un contrat cadre parfaitement transparent pour étouffer toute suspicion. Or Claude Meisch prévoit de régler ces partenariats publics-privés au cas par cas, ce qui risque de ne pas apporter, à priori, de gages aisément vérifiables du respect de l’intérêt général. Qui plus est, les critères concernant les garanties de loyers et les clauses de rachat des logements, tous sous la responsabilité de l’État, ne sont pas spécifiés dans la loi. « Tout cela a l’air d’une boite noire dans laquelle les promoteurs récupéreront des millions et des millions », soupire Meris Sehovic.

Pour que ce projet de loi sur le logement abordable se concrétise, il devra encore passer par plusieurs étapes, dont celle potentiellement périlleuse du Conseil d’État, une institution connue pour sa grande affection à l’égard de la valeur constitutionnelle de la propriété privée. Certains pensent que la volonté politique suffira à convaincre la rue Sigefroi, d’autres sont plus sceptiques. L’avis qu’il donnera à propos du remembrement ministériel devrait être une bonne indication. En 1998, il avait déjà déclaré que les logements bénéficiant in fine à des personnes privées, une expropriation ne pouvait répondre à « un objectif public ».

Note de bas de page

Erwan Nonet
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