La CGFP lâche le front syndical, le DP prend ses distances avec le CSV et le Premier ministre s’apprête à désavouer son ministre du Travail. Retour sur une autre semaine d’imbroglio socio-politique

Petites trahisons entre amis

Romain Wolff  et Steve Heiliger, ce mardi,  lors d’une conférence de presse de la CGFP
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 06.06.2025

Que fera Steve Heiliger le samedi, 28 juin, jour de la grande manif ? « Je trouverai certainement quelque chose à faire », répond le secrétaire général de la CGFP ce mercredi dans la matinale de Radio 100,7. « Cela dépendra bien sûr aussi de la météo ». La puissante confédération venait d’annoncer la veille ne pas « prendre un rôle actif » dans la mobilisation de l’OGBL et du LCGB. La CGFP serait « solidaire », martèle son président Romain Wolff lors d’une conférence de presse ce mardi. Mais elle ne pourrait pas « dévier » de son « Käroptrag » (Heiliger parle de « core business »)  : « Eist Thema, dat ass d’Pensiounsreform ». Les conventions collectives, le travail du dimanche ou les horaires d’ouverture, ce ne seraient pas les problèmes de la CGFP. Elle a décidé de jouer bande à part, assumant ouvertement son idéologie corporatiste.

Pour faire bonne figure, Romain Wolff annonce « datt mir och lo wäerten eppes ënnerhuelen ». Trois jours avant la mobilisation du front syndical (prévue depuis fin janvier), la CGFP va donc improviser, devant la Chambre, sa propre mini-manif, désignée comme « symbolique » par Heiliger. Il ne s’agira pas de mobiliser « les masses », précise-t-il. Y seront conviés « eis Leit », à savoir le demi-millier de membres qui siègent à la conférence des comités de la CGFP. L’idée serait d’obliger les députés qui se rendront en plénière à « faire leur outing » : « Ween da lo solidaresch mam Vollek ass ; an d’Vollek, dat si mir », juge Wolff. Le piquet de protestation serait « un premier pas » : « Awer schéin der Rei no, net direkt riseg grouss. ». Mais attention, a-t-il ajouté, une union avec l’OGBL et le LCGB « cela pourrait vraiment arriver ».

Le déphasage est criant avec la stratégie adoptée par Nora Back et Patrick Dury. Soudés dans une communauté de destin, l’OGBL et le LCGB jouent le tout pour le tout. Alors que leurs appareils syndicaux sont entrés en surchauffe pour mobiliser un maximum de délégués et de membres, la CGFP reste impassible. Elle veut poursuivre « eise Wee », tout en cherchant à se distinguer comme « partenaire social raisonnable ». La FGFC s’en prend, elle, directement au front syndical. Dans un communiqué envoyé ce mardi à la presse, le syndicat du personnel des communes enjoint à l’OGBL et au LCGB de retourner à la table des négociations, « comme l’a proposé le Premier ministre ».

Alors que le front syndical vient de décréter un boycott du « pseudo-dialogue » (le Wort parle de « ghosting »), la CGFP a accepté, ce lundi soir, l’invitation des ministres Martine Deprez et Serge Wilmes. De quoi rendre nerveux l’OGBL et le LCGB. Le gouvernement tente de s’assurer la bienveillance de la CGFP qui représente une bonne partie de son électorat. En janvier, il a signé un généreux accord salarial, qui figure en haut du « palmarès syndical » sur cgfp.lu. Or, ce lundi, il n’avait rien de concret à proposer. Les ministres de la Sécurité sociale et de la Fonction publique n’auraient pas reçu de mandat pour s’avancer, se plaint Romain Wolff. Mais ils auraient promis de rapporter au conseil de gouvernement les revendications de la CGFP. Pour l’instant, celles-ci restent officiellement alignées sur celles du front syndical : Les propositions de Frieden devraient être « intégralement retirées de la table » pour que les partenaires sociaux puissent discuter sur « un pied d’égalité » dans le cadre d’une Tripartite, d’une vraie avec un grand T.

En faisant une politique de la chaise vide, l’OGBL et le LCGB courent le risque de voir la CGFP conclure un deal dans leur dos. La relation de confiance entre l’OGBL et la CGFP s’est fissurée ces dernières semaines. Elle avait été patiemment développée à partir de 2005 par Romain Wolff et Jean-Claude Reding. « On a réussi à construire une collégialité, sans que l’un n’ait l’impression que l’autre veuille le poignarder dans le dos », se félicitait Wolff en 2017 dans le Land. En s’unissant avec le LCGB, hier encore l’ennemi juré, l’OGBL s’est peu à peu distancié de la CGFP. La puissante confédération est longtemps restée indécise sur le rendez-vous du 28 juin. Selon Wolff, il aurait fallu « quatre ou cinq réunions » avant qu’une position commune n’ait pu être fixée. Elle l’a été ce lundi matin, « de manière unanime », au sein de la conférence des comités. Une heure et demie avant le début de la réunion, Patrick Dury passait à l’antenne de RTL-Radio. Au bout de huit minutes et 18 secondes, le leader du LCGB a prononcé la formule fatidique, celle que la CGFP ne veut surtout pas entendre : « L’apartheid social est une réalité dans ce pays ». C’était la deuxième fois en un mois. Début mai, Wolff avait déjà eu une conversation avec Dury pour lui signifier que de telles sorties risquaient de sérieusement troubler l’entente syndicale.

La récidive de Dury s’apparente à un prodigieux auto-sabotage. A-t-elle fait pencher la balance ou a-t-elle livré un prétexte à la CGFP ? Ces sorties ont indigné et inquiété les sous-organisations de la confédération, dont certaines ne voient plus le LCGB comme un partenaire fiable. La direction de la CGFP a dû composer avec cette méfiance. « Natierlech war dat net onbedéngt fërderlech », a avancé, de manière diplomatique, Steve Heiliger sur Radio 100,7, disant ne pas vouloir commenter les déclarations de Dury « sur la place publique ». L’OGBL et le LCGB s’efforcent, eux aussi, à ne pas enclencher une escalade verbale. Leur réaction officielle a été d’une sobriété appuyée : Ils prendraient « connaissance » de la décision de la CGFP.

Patrick Dury ne regrette rien : « Tout le pays s’indigne parce que j’utilise une métaphore ?! ». Il ne remettrait nullement en question l’accord salarial entre la CGFP et le gouvernement. Mais le scandale serait qu’en parallèle, le gouvernement s’attaquerait aux droits des salariés, que ce soit dans le nettoyage ou dans le commerce : « Si schléit deenen Leit d’Bee beim Aarsch ewech ! Et vous pouvez me citer là-dessus. » Ses sorties sur le « gewaltege Gruef » séparant le public du privé, Patrick Dury les fait presque par réflexe. Cela fait quinze ans que le président du LCGB présente son syndicat comme le défenseur de « ceux du secteur privé ». Une manière de se distinguer de l’OGBL qui est hégémonique dans les secteurs de la santé et des soins, majoritaire chez les cheminots et présent parmi les enseignants.

Lors de la conférence de presse, Romain Wolff a fustigé une réforme des retraites qui risquerait de « diviser la société » : « Les vieux contre les jeunes, le privé contre le public ». La question se pose si la CGFP ne s’est pas laissé prendre à ce jeu. Le 28 juin, deux syndicats, majoritairement composés de salariés frontaliers et de résidents non-luxembourgeois, manifesteront dans les rues de la capitale. Le syndicat des fonctionnaires luxembourgeois s’en tiendra éloigné.

La fortune est changeante : Le front syndical a encaissé une défaite mardi et célébré une victoire mercredi. Ce jour-là, il a vu sa position renforcée par nul autre que le Conseil d’État, pourtant décrié par la gauche comme bastion du conservatisme et de la réaction. La Haute corporation a adopté deux avis très critiques sur le travail dominical et les heures d’ouverture. Ceux-ci ont mis très longtemps à être finalisés, ce qui laisse deviner des débats plus animés que d’habitude. Mais, en fin de compte, les deux avis ont été entérinés à l’unanimité, c’est-à-dire avec les voix de deux premiers conseillers de gouvernement (Dan Theisen, DP, et Luc Feller, CSV) ou encore d’un ancien managing partner d’un Big Four (Alain Kinsch, DP). « Ces avis auraient presque pu être écrits par nous », s’est réjoui Patrick Dury sur RTL-Télé.

C’est Marc Spautz qui apparaît comme le principal gagnant cette semaine. Le chef de fraction du CSV remporte une manche, peut-être décisive, dans la lutte interne qui l’oppose depuis bientôt huit mois au ministre du Travail Georges Mischo. L’avis du Conseil d’État sur le travail du dimanche est explosif. Même s’il ne rencontre pas d’opposition formelle, le texte de Mischo se voit dézingué dans les « considérations générales ». Le Conseil d’État estime que « toute solution négociée et équilibrée serait préférable à une solution imposée par la loi ». Il met le doigt sur une contradiction majeure du texte. Les magasins ouvrant le dimanche devaient jusqu’ici passer par une convention collective. (Ce qui explique que de Lidl à Cactus, toutes les chaînes de supermarché en aient conclu.) Or, en généralisant le travail du dimanche, le gouvernement annule cet incitant, et ceci alors qu’il s’engage, par ailleurs, à étendre le taux de couverture. « Le projet de loi est susceptible d’offrir à la partie patronale un levier qui permettrait de ne pas reconduire lesdites conventions collectives en optant pour une application des seules garanties minimales prévues par le législateur ». Le Conseil d’État en conclut que le texte de Mischo constitue une « régression »

Si Luc Frieden forçait le passage du projet de loi en l’état, il pousserait Marc Spautz à la démission, provoquant une crise ouverte au sein de son propre parti. Ce n’est pas vraiment une option, encore moins depuis que le Conseil d’État a donné une assurance vie au dernier représentant de « l’aile sociale ». Le Premier ministre se voit donc obligé à chercher un compromis qui se fera forcément aux dépens du ministre Mischo. La présidente du DP Carole Hartmann a tiré sur l’ambulance, ce jeudi dans la matinale de Radio 100,7. Le ministre du Travail n’aurait pas consulté les syndicats : « Ech gesinn dat kritesch ». (Elle passe sous silence le fait que le ministre libéral Lex Delles s’est contenté d’une réunion avec les syndicats avant de les mettre devant le fait accompli sur les heures d’ouverture.) Lier l’extension du travail dominical aux conventions collectives ? Le DP serait « ouvert » à l’idée, assure Hartmann. Et de refiler la patate chaude au partenaire de coalition, qui devrait enfin s’accorder sur « une ligne ». Le DP retourne sa veste, et peaufine son profil social.

Ce lundi, Luc Frieden s’est fendu d’une lettre à « Madame et Monsieur les Présidents » de l’OGBL et du LCGB pour les inviter à « une réunion », le 9 juillet (à une semaine des vacances d’été) au ministère d’État. Si le Premier refuse d’utiliser le terme Tripartite (dont il n’a jamais été un fan), il invoque à deux reprises « la tradition » du dialogue social, à laquelle il resterait « fortement attaché ». L’OGBL et le LCGB accepteront-ils l’invitation ? Nora Back ne veut pas se prononcer « à chaud ». Mais elle critique d’ores et déjà un ordre du jour qui se limite à la réforme des retraites, sans inclure les nombreux autres dossiers de discorde, pour lesquels les syndicats cherchent « un consensus global ». Marc Spautz pousse dans la même direction. Il aimerait que les heures d’ouverture et le travail du dimanche (deux textes que le Conseil d’État relie dans ses avis) soient également discutés ce jour-là. Mais le plus étonnant dans la courte lettre de Luc Frieden, c’est que celui-ci n’essaie même plus de rencontrer le front syndical avant le 28 juin. Tout le monde attend ce moment de clarification qui déterminera le rapport de force. D’ici là, rien ne va plus.

Bernard Thomas
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