Sans bruit, les juges luxembourgeois au tribunal
de l’Union européenne sont reconduits. Un bilan d’étape

Succession

d'Lëtzebuerger Land du 14.01.2022

Ils étaient sept à se présenter le 17 novembre dernier à l’entrée Érasme du Ministère de la Justice à Luxembourg. Tous avaient été retenus après avoir répondu à un appel à candidature publique pour deux postes de juge au tribunal de l’Union européenne sur le ticket du Grand-Duché. Parmi eux, deux partaient avec un avantage certain puisqu’ils occupent déjà ces fonctions, Marc Jaeger et Dean Spielmann, et sont candidats à leur succession. Leur mandat arrive à échéance en septembre 2022.

L’audition des candidats a eu lieu dans la grande salle du ministère. Un comité de sélection les attendait. Celui-ci avait été recruté par le gouvernement « parmi des membres des juridictions nationales suprêmes et des juristes possédant des compétences notoires. ». Une formulation reprise aussi dans le Traité de l’UE. On y trouvait Roger Linden, président de la Cour supérieure de justice et président dudit comité, Francis Delaporte, président de la Cour administrative, Martine Solovieff, procureure générale d’État, Valérie Dupong et Christian Biltgen, respectivement bâtonnier(ère)de l’Ordre des avocats de Luxembourg et de Diekirch, Georges Friden ambassadeur du Luxembourg auprès de l’UE et Katalin Ligeti, doyenne de la faculté de droit. Ils devaient évaluer les compétences des candidats mais aussi « leur aptitude à exercer la fonction juridictionnelle au sein d’un organe collégial ». Parmi les candidats et outre les titulaires actuels des postes, figuraient un fonctionnaire européen, un haut fonctionnaire luxembourgeois, une avocate. Ils n’ont pas souhaité être nommés, prétextant la protection des données personnelles. Mais ils s’alignaient clairement en tant que challengers face à deux candidats de marque, deux personnages publics qui, interrogés par le Land à l’automne, n’avaient pas voulu dévoiler leur intention.

En ce 17 novembre, l’audition de Marc Jaeger était prévue pour 14h50. Dean Spielmann fermait la marche à 16h50. Les entretiens ont duré vingt minutes. Le comité de sélection a délibéré rapidement. Le jour même, il proposait « par voie de consensus » à la Ministre de la Justice Sam Tanson les noms de Marc Jaeger et de Dean Spielmann. À la mi-décembre, le Conseil de gouvernement proposait les deux candidats aux États-membres de l’UE. Ils devront passer par le comité de sélection européen. Ce ne sera pour eux qu’une promenade de santé.

Au Tribunal européen, Marc Jaeger est comme chez lui. Il a été nommé juge à 42 ans, en 1996, après avoir été pendant dix ans référendaire de l’avocat général luxembourgeois Jean Mischo puis du juge italien Federico Mancini. Il avait auparavant exercé en tant que juge d’instruction, notamment en charge de l’affaire Bommeleeër jusqu’à ce qu’une bombe éclate (en novembre 1985) devant le bureau qu’il partageait avec ses camarades André Lutgen et Georges Heisbourg. Lorsque Marc Jaeger a intégré le Tribunal européen, celui-ci était alors une toute jeune juridiction. Elle avait été créée en 1989 pour soulager la Cour de justice. Marc Jaeger a succédé à Romain Schintgen (1989-1996) lorsque celui-ci est « monté » à la Cour de justice en tant que juge.

Marc Jaeger est élu par ses pairs président du tribunal en 2007, trois ans après l’arrivée massive de dix nouveaux juges des dix nouveaux États membres de l’UE. Il hérite d’une situation que son prédécesseur le président Vesterdorf avait plus ou moins bien gérée. Vite débordé, il se ressaisit, recadre ses troupes et demande pour le soulager la création d’un (petit) tribunal spécialisé pour un contentieux de masse répétitif, les affaires de propriété intellectuelle. Il entre en conflit ouvert avec le président de la Cour de Justice Vassilios Skouris, lequel, véritable machine de guerre, lui impose ses vues sous la forme d’un doublement du nombre de juges du Tribunal, fixé donc maintenant à 54 membres. En 2016, Marc Jaeger est élu président pour la quatrième fois. Il préside ainsi le Tribunal dans sa nouvelle version. Puis il se retire en 2019 pour redevenir « simple juge », refusant même de se présenter aux élections de présidents de chambres. Ceux qui avaient cru qu’il se poussait lui-même vers la sortie en refusant toute responsabilité supplémentaire se sont trompés.

Le profil de Dean Spielmann, soixante ans, est tout autre. Il n’arrive au Tribunal qu’en 2016, nommé second juge luxembourgeois au Tribunal nouvelle version. En 2019, il devient président de chambre. À son arrivée, il était auréolé du prestige que lui a valu son poste de président de la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg (2012-2015). C’est en cette qualité qu’en 2013, il assiste au volte-face de la Cour de justice européenne, qui refuse, contre toute attente, que l’UE signe la Convention européenne des droits de l’Homme. Il en aurait été fort marri.

Les deux hommes doivent maintenant remplir une formalité. Passer devant le comité européen de sélection dit comité 255, en référence à l’article du Traité de l’UE qui le prévoit. Pendant longtemps, un juge qui demandait son renouvellement n’avait même pas à se présenter ou même à se justifier. Évaluer a posteriori le travail d’un juge enverrait un mauvais signal au justiciable, lequel n’apprécierait pas d’apprendre que le juge en charge de son dossier était en fait un incompétent. Dans son rapport d‘activité de 2019, le comité 255, qui note l’existence de portefeuilles d’affaires hétérogènes et des différences « parfois importantes » dans la productivité des membres, exige maintenant un certain contrôle sur leur efficacité, tout en reconnaissant qu’il n’a jamais recalé aucun juge qui se présente à sa propre succession

Le président du Tribunal n’a pas dans son portefeuille d’arrêts à rendre. Il n’est jamais juge rapporteur dans une affaire. Son travail judiciaire consiste, en gros, à prendre des ordonnances de référé, ces mesures demandées par une partie en cas d’urgence ou de risque de dommages irréparables, et de statuer sur des demandes d’aide judiciaire. Dans un rapport confidentiel de la Cour dont le Land a pris connaissance, on peut lire qu’en 2018 dernière année complète de sa présidence, Marc Jaeger a rendu 37 ordonnances et qu’en 2020, sa première année complète en qualité de simple juge, il a réglé en tant que juge rapporteur six affaires dont cinq arrêts et une ordonnance. Dean Spielmann, dont le portefeuille d’affaires est plus ancien, semble être lui aussi victime de l’insuffisance de dossiers à traiter. En 2018, il a réglé douze arrêts et six ordonnances en tant que juge rapporteur et cinq arrêts et six ordonnances en 2020.

Une fois les deux candidats confirmés par le comité 255 et nommés à nouveau par les États membres de l’UE, le personnel judiciaire européen luxembourgeois sera donc le même qu’en 2016. Marc Jaeger et Dean Spielmann sont au Tribunal jusqu’en septembre 2022 et là ils amorceront leur nouveau mandat jusqu’en 2028. François Biltgen, reconduit dans ses fonctions de juge à la Cour en octobre 2021, selon la même procédure devant quasiment le même comité de sélection luxembourgeois, honore un nouveau mandat jusqu’en 2027. Sauf que…

Sauf qu’en 2024, le Luxembourg devra prendre une décision qui va forcément faire bouger les lignes. Le Grand-Duché aura droit à un avocat général à la Cour de justice européenne (il n’y en a pas au Tribunal). Les périodes pendant lesquelles des « petits pays » ont dans l’institution trois juges et un avocat général interviennent à intervalle régulier mais espacé dans le temps. À part la France, l’Italie l’Allemagne, l’Espagne et la Pologne qui ont un poste d’avocat général permanent, les autres pays de l’UE, par ordre alphabétique et à tour de rôle, obtiennent un poste pour un mandat de six ans non renouvelable. Le dernier avocat général luxembourgeois a été Jean Mischo. C’est donc au tour du Luxembourg d’avoir le sien en 2024. Les juges luxembourgeois en place le savent, les hauts magistrats et les juristes « aux compétences notoires » du Grand-duché, le savent, bref, les candidats potentiels à ce poste le savent. Il y a là une opportunité à saisir pour les candidats extérieurs ou une opportunité pour les juges du Tribunal de « monter » à la Cour.

La plupart des juges du Tribunal, de nombreux observateurs en sont convaincus et les faits leur donnent raison, n’ont qu’une envie : accéder aux ors de la Cour de justice, la cour suprême de l’UE. On ne compte plus les juges du Tribunal qui ont réussi à passer à la Cour, là où réside le vrai pouvoir et les honneurs, là où sont traités les affaires prestigieuses de nature constitutionnelle, et non plus simplement économiques. Un juge au Tribunal connaît déjà l’institution et a plus de facilités à démontrer à son gouvernement que le poste à la Cour lui revient. Il est trop tôt pour savoir qui de Marc Jaeger ou de Dean Spielmann ou quel autre juriste sera intéressé par ce poste d’avocat général, lequel peut permettre à son détenteur d’attendre qu’un poste de juge, plus stable, se libère. Il est trop tôt aussi pour savoir si en 2027, le juge de la Cour, Francois Biltgen, qui sera donc en fin de mandat et âgé de 68 ans, voudra rester ou partir. Sa décision est un élément important pour celui ou celle, qui déjà dans le sérail, veut planifier sa carrière.

« Il est très difficile de connaître les plans de carrière des juges en place. Même si vous êtes à la Cour depuis des années, vous n’avez absolument aucun écho sur leur stratégie professionnelle, même à très court terme. Les juges n’en parlent qu’entre eux et encore, ou probablement dans un microcosme national très restreint », explique un juriste. D’autant que même s’ils ont désiré et obtenu un nouveau mandat, personne ne connait les motivations intimes de leur décision. Un juge, et cela s’est déjà vu, peut commencer un nouveau mandat sachant pertinemment qu’il ne va pas le terminer, démissionner en cours de route surtout s’il sait que son remplaçant est déjà sur les rangs. Au Luxembourg, on a vu le juge à la Cour Romain Schintgen (obligeamment disait-on) démissionner de la Cour en 2008, en milieu de mandat, laissant ainsi la place au Maréchal de la Cour grand-ducale en disgrâce Jean-Jacques Kasel pour lequel le gouvernement cherchait un point de chute alors que disait-on aussi à l’époque, cela aurait pu être au tour de Marc Jaeger de « monter » à la Cour.

Dominique Seytre
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