249 697 sessions

d'Lëtzebuerger Land du 06.06.2025

« Mais ces histoires dormaient dans les journaux d’il y a trente ans et personne ne les savait plus », notait Proust dans Le Temps retrouvé. Elles peuvent aujourd’hui être ressuscitées en un clic, grâce à des outils comme eluxemburgensia.lu. Plus de 2,4 millions de pages issues de 144 titres digitalisés peuvent être fouillées grâce à ce puissant instrument d’océrisation. Face au Land, le directeur de la Bibliothèque nationale du Luxembourg (BnL), Claude Conter, espère que, d’ici cinq ans, le Wort et le Tageblatt seront accessibles, et ceci jusqu’à des éditions assez récentes, c’est-à-dire jusque dans les années 2020. (Elles le sont actuellement jusqu’en 1980 pour le Wort et 1950 pour le Tageblatt.) La Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek, le Journal, le Républicain Lorrain et le Quotidien sont également inclus dans ce très ambitieux plan 2030. Le Land fait figure de pionnier : Depuis douze ans déjà, l’intégralité de ses archives sont disponibles sur eluxemburgensia. Ceci en fait de loin la source la plus citée par les contemporanéistes, ce qui crée un léger déséquilibre historiographique.

Publié la semaine dernière, le rapport d’activités 2024 de la BnL révèle la place centrale prise par le digital. Le recours aux livres électroniques a connu « une hausse extrême » durant le Covid, rappelle Claude Conter. La BnL investit actuellement 1,5 million d’euros pour garantir une vaste offre digitale : livres et périodiques en ligne, bases de données musique en streaming (via Naxos et diMusic), vidéos à la demande (via Kanopy, Filmfriend ou Tënk). Conter livre un élément de comparaison : Pour les livres et périodiques (physiques) non-luxembourgeois, la BnL dépense environ 600 000 euros par an. Pour 2024, l’institution recense 249 697 sessions (de durée variable) sur son site a-z.lu qui donne accès aux ressources numériques ; une hausse de seize pour cent. Pour donner un autre ordre de grandeur : Le nombre de prêts à domicile de livres (physiques) se situait à 75 000, dont 42 400 via le Bicherbus. (En 2004, la BnL totalisait 38 500 prêts.) Les emprunts à la médiathèque maintiennent un niveau étonnamment élevé : 7 000 CD et DVD en 2024, contre 16 000, vingt ans plus tôt. (La BnL s’est mise à louer des lecteurs.)

La carte de lecteur donne également accès à des milliers de quotidiens et d’hebdomadaires comme Le Monde, Le Figaro, la Süddeutsche, Die Zeit ou Der Spiegel. Malgré une interface peu user-friendly, les recours aux journaux en ligne ont comptabilisé 85 000 sessions en 2024. Du côté des revues scientifiques, le hitparad est mené par la prestigieuse publication Nature, suivie par les titres très niches et hyper-pointus comme International Journal of Public Sector Management ou Polymer-Plastics Technology and Engineering. La communauté scientifique est avide d’ebooks (dont la BnL compte plus de 830 000 titres), un format qui permet des recherches par mots-clés, c’est-à-dire des raccourcis de lecture.

Pour s’approvisionner en ebooks, la BnL passe depuis plus de dix ans par Proquest, le revendeur dominant sur le marché académique et bibliothécaire. (De nombreux petits éditeurs passent exclusivement via cet agrégateur, dont l’hégémonie n’est pas sans rappeler celle d’Amazon.) Or, en février, la firme basée dans le Michigan a annoncé un chamboulement radical de son modèle d’affaires : Il mettra fin à la vente d’ebooks à l’unité (et avec accès perpétuel), pour passer à un système d’abonnement, renouvelable tous les ans. Une sorte de Netflix pour bibliothèques. La décision de Proquest a provoqué une onde de choc dans le monde de la recherche. À la mi-mai, le « Consortium » luxembourgeois, qui regroupe la BnL, ainsi que les bibliothèques de l’Uni.lu, du List et du LIH, a signé un communiqué pour officialiser son refus de se plier aux nouvelles règles du jeu que veut imposer Proquest. Pour acheter ses ebooks, le Consortium veut désormais s’adresser « directement auprès des éditeurs ou d’autres distributeurs », même si une telle approche générera plus de paperasses et de frais administratifs.

Le modèle de l’abonnement serait en contradiction avec une « constitution de collection pérenne », estime Marie-
Sophie Werz de la division Acquisition et gestion de publications numériques de la BnL. « Dès qu’on résilie l’abonnement, on perd l’accès », rappelle-t-elle. Après des années d’investissements, une bibliothèque pourrait donc se retrouver sans rien. Proquest promet une sélection « carefully curated by a team of in-house librarians ». Ce bouquet standardisé n’inspire guère confiance à Werz qui dénonce des critères « non-transparents ». Claude Conter se méfie, lui aussi, des « belles bases de données » proposées par les agrégateurs. Pour les livres imprimés, la BnL aurait pu constater par le passé que les recommandations des plateformes étaient largement tributaires des remises que celles-ci avaient obtenues auprès des éditeurs. Il met en garde contre le danger d’une homogénéisation des collections : « Avoir la même collection que, disons, l’ETH Zurich, cela peut procurer un bon sentiment. Mais les besoins sont autres. » La BnL devrait pouvoir continuer à répondre aux spécificités locales. « Sinon nous n’avons plus besoin de bibliothèque. »

Bernard Thomas
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