Monarchie

Comment devenir Grand-Duc

d'Lëtzebuerger Land du 19.10.2000

L'article 3 de la Constitution déclare la couronne du Grand-Duché héréditaire dans la famille de Nassau « conformément au pacte du 30 juin 1783, à l'article 71 du traité de Vienne du 9 juin 1815 et à l'article 1 du traité de Londres du 11 mai 1867 ».

Est donc appelé à devenir Grand-Duc la personne qui, selon les textes ci-dessus repris, est en rang utile pour succéder au Grand-Duc décédé ou démissionnaire.

Le pacte du 30 juin 1783, appelé « Nassauischer Erbverein » est un document de quelque 25 pages signé entre « Wilhelm, Prinz von Oranien, Fürst zu Nassau, etc..., Carl, Fürst zu Nassau, etc..., Graf zu Saarbrücken, etc.., Carl Wilhelm, regierender Fürst zu Nassau, Graf zu Saarbrücken etc., und Ludwig, Fürst zu Nassau, Graf zu Saarbrücken etc... »

Ce texte qui est d'une incontestable valeur historique, mais sans grand intérêt pour les modernes, régit en langue allemande et dans le menu des questions de succession, des problèmes de protocole et de patrimoine entre les quatre branches de la famille de Nassau.

Son article 42 est pour nous d'une importance capitale, raison pour laquelle nous le reproduisons in extenso :

« Da übrigens auch der Fall möglich ist, welchen jedoch der Allerhöchste gnädiglich abwenden wolle, dass Unser ganzer Nassauischer Mannsstamm erlöschen möchte, so lassen Wir es in Ansehung derer jeweilen existirenden Töchter, bey dem von solchen geleisteten, auch künftig und zu ewigen Tagen zu leistenden unbedingten Verzicht, ohne Vorbehalt einiger Regredienzschaft bewenden, verbinden Uns, setzen, ordnen und wollen demnach, dass in solchem Falle eine Tochter und zwar, wann deren mehrere vorhanden, die Erstgeborne, oder in deren Mangel die nächste Erbin des letzten Mannsstammes, mit Ausschluss aller andern entfernterer, zur Succession berufen seyn solle, es wäre dann, dass Wir oder Unsere Nachkommen auf solchen Fall anders übereingekommen wären, oder sonstige Vorsehung gethan hätten, als welches zu thun Wir Ihnen und Uns hiermit ausdrücklich vorbehalten, fort Unsere und Unserer Nachkommen respective Töchter und Erben zur Festhaltung einer solchen Vorsehung Kraft dieses verbunden haben wollen. » Code politique et administratif du Grand-Duché de Luxembourg par P. Ruppert, Imprimerie V. Buck, 1907, page 48.

C'est grâce à ce pacte de 1783 que l'actuelle famille régnante a eu accès au trône, faute de descendant mâle dans la branche des Orange-Nassau.

Comme le Grand-Duc Guillaume, l'arrière grand-père du Grand-Duc Henri, n'avait que des descendants féminins, a été votée la loi du 16 avril 1907, précisant l'article 42 du « Nassauischer Erbverein » de 1783 par un « Familienstatut » dont nous reproduisons également l'article 1 dans son intégralité :

« Da Uns ein männlicher Erbe bisher versagt geblieben ist und seit dem Tode Unseres Oheims des Prinzen Nicolas Liebden ohne Hinterlassung successionsfähiger Descendenz der Fürstliche Mannesstamm des Hauses Nassau auf Unseren Augen allein steht, kann der in Artikel 42 des Erbvereins von 1783 gesetzte Fall eintreten und hat alsdann Unsere erstgeborene Tochter Prinzessin Marie- Adelheid und zunächst ihr Mannesstamm, aus gemäss den Familienstatuten Unseres Hauses geschlossener Ehe, nach dem Recht der Erstgeburt, Uns in der Krone Luxemburg, sowie als Chef Unseres Hauses und in Besitz und Nutzniessung des gesamten Hausfideicommisses nachzufolgen, jedoch ist bis zur Vollendung ihres achtzehnten Lebensjahres die Regentschaft und Vormundschaft für sie von Unserer vielgeliebten Gemahlin der Grossherzogin Maria-Anna zu führen.

Sollte Unsere genannte vielgeliebte Tochter ohne Hinterlassung einer Nachkommenschaft aus gemäss den Familienstatuten Unseres Hauses geschlossener Ehe versterben, so sind Unsere andern vielgeliebten Töchter und ihre Linien in gleicher Weise nach Primogenitur-Recht zur Erbfolge berufen. » Code politique et administratif du Grand-Duché de Luxembourg par P. Ruppert, Imprimerie V. Buck, 1907, page 1422.

Se pose la question si le Grand-Duc de l'époque pouvait unilatéralement, avec l'appui du pouvoir législatif, changer une convention liant tous les membres de cette famille sans consultation et accord de celle-ci. Approfondir cette question-là n'est cependant que d'un médiocre intérêt. Il y a beaucoup plus important.

La loi de 1907 est-elle conforme à la Constitution, alors qu'elle change une situation en droit consacrée par la Constitution qui, elle, n'a pas dévolu au législateur ordinaire le droit de modifier cette situation ? Il aurait été logique et prudent de changer l'article 3 de la Constitution avant de légiférer dans le sens de la loi de 1907.

À cela s'ajoute qu'actuellement et conformément aux renseignements recueillis, le pacte et le « Familienstatut » respectivement ont été changés à deux reprises sous le Grand-Duc Jean, sans que ces modifications n'aient été publiées. L'article 3 du « Familienstatut » du 16 avril 1907 anticipe en quelque sorte sur ces changements dans la mesure où il est dit :

« Im übrigen behalten Wir Uns und Unseren Nachfolgern das Recht zur Erlassung familienstatutarischer Bestimmungen über Unsere Hausverfassung im bisherigen Umfang vor. »

Comment peut-on unilatéralement se réserver des droits que l'on n'a obtenus que grâce au pouvoir législatif ? Voilà qui est mystérieux !

Que vaut un « Familienstatut » modifié qui n'est pas consacré par une loi ?

Le « Nassauischer Erbverein » de 1783 et le « Familienstatut » posent par ailleurs la question de leur conformité avec le principe d'égalité de l'homme et de la femme consacré par la Constitution et la Convention européenne des droits de l'Homme.

En d'autres termes, peut-on exclure systématiquement les femmes du trône en présence de descendants masculins plus jeunes ?

Les deux textes soulèvent finalement un problème gravissime, d'ordre institutionnel dans la mesure où, in secreto, la famille régnante peut disposer de l'ordre de succession en son sein sans que le peuple ne soit informé et sans que le peuple n'ait agréé les modifications en question.

Voilà qui est franchement inadmissible dans un régime démocratique !

Il est grand, grand temps que des textes poussiéreux cèdent le pas à un ordre successoral moderne, compréhensible pour tout le monde, ordre conforme à nos conceptions et aux valeurs de notre époque, ordre discuté et débattu comme il se doit en régime parlementaire.

La crédibilité de nos institutions est à ce prix !

À côté des principes, il y a l'aspect pratique des choses.

Supposons qu'un jour un héritier impossible fasse valoir ses droits au trône. Pourrions-nous éconduire un Grand-Duc dont le peuple ne voudrait pas ?

La réponse réside dans l'article 5 de la Constitution dont la deuxième phrase est libellée comme suit :

 « Lorsqu'il (le Grand-Duc) accède au trône, il prête aussitôt que possible, en présence de la Chambre des Députés ou d'une députation nommée par elle le serment suivant (...) »

Ce texte dit clairement deux choses.

D'abord il retient le principe civiliste consacré en matière de succession selon lequel on succède immédiatement au decujus dont on hérite, de sorte que l'héritier, conformément à l'ordre de la succession, est en droit de devenir immédiatement Grand-Duc à la mort ou à la démission de son prédécesseur.

Cependant, le texte dit encore autre chose dans la mesure où il prévoit un serment constitutionnel pour le Grand-Duc devant la Chambre des députés ou devant une députation de celle-ci. Ce serment doit être prêté « aussitôt ».

Or, dans toutes les éventualités où la loi prévoit un serment préalable à une entrée en fonction, l'impossibilité, ou le refus de prêter serment, pour quelque raison que ce soit, équivaut à un défaut d'investiture.

Pas de serment, pas de fonction ! La Chambre des députés, qui représente le pays selon l'article 50 de la Constitution, peut refuser la prestation de serment à un Grand-Duc. Ce sera une Chambre constituante si le principe de succession résulte de la Constitution, ou une Chambre ordinaire si la dévolution successorale est le résultat d'une loi ordinaire.

On objectera que le texte de l'article 5 ne prévoit pas expressément de serment préalable à l'entrée en fonction. Soit !

À supposer que le terme de « aussitôt » ne veuille pas dire « avant l'entrée en fonction » - ce qui est loin d'être sûr -, se pose la question de la valeur de la signature d'un Grand-Duc qui n'a pas prêté serment.

Les lois qu'il sanctionne et promulgue ne valent pas le papier sur lequel elles sont couchées, car elles sont contraires à la Constitution.

Devant un Grand-Duc héritier indigne ou incapable qui essayerait de s'imposer grâce à son ordre de succession, le pays n'aurait d'autre choix que de lui refuser l'investiture, étant entendu que le pays ou ses représentants ont toujours le dernier mot en démocratie parlementaire.

L'auteur est avocat à la Cour

 

 

 

Fernand Entringer
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