État des lieux de la scène rap luxembourgeoise

LX State of Mind

Dorian
Foto: Kévin Kroczek
d'Lëtzebuerger Land vom 21.04.2017

En plein centre ville, un trou béant. Le deuil de la gare routière qui trônait en surface a été fait et les initiés se remémorent les heures passées au centre Aldringen (ou Hamilius), qui, historiquement, a été le véritable épicentre du mouvement hip hop au Grand-Duché. Le sous-sol a été un des témoins privilégiés de la naissance du breakdance et du graffiti dans le pays. Le courant musical qui en a découlé, on le connaît, c’est le rap, et c’est sur ce point précis qu’il convient de s’attarder. Sans doute la musique la plus populaire aujourd’hui, mais aussi encore, la plus stigmatisée. De nombreux artistes autochtones évoluent de manière plus ou moins professionnelle, avec plus ou moins de succès. Il est difficile d’envisager tous ces artistes comme étant ambassadeurs d’une véritable scène musicale homogène tant elle est variée, notamment linguistiquement. Cependant, et sans pour autant être exhaustif dans la mesure où le sujet est beaucoup trop large, il semble nécessaire à bien des égards de tenter de dresser un état des lieux de la scène rap Luxembourgeoise.

En 2010, Alain Tshinza a réalisé un documentaire intitulé simplement Hamilius en hommage au lieu mythique déjà cité. Il a longtemps fait partie des acteurs de premier plan du rap made in Luxembourg (sous le nom de Gospel Emcee puis de Alpha Toshineza) avant de quitter le pays il y a quelques années. Il a publié récemment un album de qualité, Jazz Inuit. Il se souvient de la naissance du courant musical. « En rap, on pourra citer DJ Mike MC qui à la fin des années 80 a sans doute enregistré et publié le premier disque de rap « made in Luxembourg ». Sans être péjoratif, il est un peu notre « Benny B » national. Il y a eu plusieurs groupes de rap à cette époque comme Squadgang, FTA ou Square MC. La sauce a vraiment prise au début des années 90 avec l’organisation de soirées rap et la naissance de plusieurs groupes importants. Il y avait HLM qui est le duo que j’ai fondé en 1993. Ensuite il y a eu des groupes comme Impakt ou JMP et les collectifs MQP, MNS, Maraudeurs de Minuits, Les 400 coups… et j’en passe ». Tous ces artistes officiaient dans une certaine euphorie créatrice et spontanée. «  Radio ARA programmait également beaucoup de rap à cette époque grâce à Melting Pol ou encore au regretté Felix Andradé ».

Autre acteur emblématique, Céhashi (ou CHI) beatmaker autochtone le plus influent a lui aussi fait ses armes dans les années 90. « C’était le début d’un mouvement, on se retrouvait en ville, entre amateurs de rap, pour essayer de former le puzzle ». Il se souvient comme hier de l’été 1996, parti une semaine en vacances, laissant la capitale vierge de tout tag, à son retour la ville avait changé, elle était envahie de graffitis. En 1999, il participe à des battles, des duels de rimes organisés dans des bars du centre ville. « Les battles se faisaient en français, anglais, luxembourgeois, portugais et espagnol, autant dire que c’était compliqué. Deux adversaires ne parlaient parfois pas la même langue, mais les deux étaient habités par la même passion ». Lui aussi rappait à ses débuts mais a vite lâché le micro pour se consacrer à la production. Un jour avec son cousin, le rappeur Taipan, il monte sur Paris à l’occasion d’une grève étudiante dans l’espoir de rencontrer quelqu’un, n’importe qui, à Châtelet (épicentre parisien du mouvement). « On envoyait des sons en cassettes, c’était le charme de l’époque, aujourd’hui avec internet tout est facilité ». Avec leur formation commune, Taichi, ils finissent en 2003 par le biais d’un concours à passer sur les ondes de la radio Skyrock.

Le rap a souvent été présenté comme étant le fruit d’une contestation sociale. Le Luxembourg ayant encore cette réputation d’eldorado financier, il est forcément difficile d’acquérir une street credibility. Par chance, c’est une chose qui n’est à priori pas recherchée et c’est tant mieux, car totalement vide de sens. Sébastien Vécrin, le rédacteur en chef du magazine Luxuriant s’était gentiment moqué de ce préjugé dans un édito en 2015 en écrivant : « Si on part du principe qu’il est nécessaire d’avoir faim pour écrire de jolis textes engagés et enragés, mieux vaut quitter fissa le Boulevard Royal ». Qu’ils (ou elles) rappent en français, luxembourgeois, portugais ou anglais, qu’ils (ou elles) viennent d’un milieu aisé ou non, les rappeurs made in Luxembourg excellent dans l’art de conter la banalité du quotidien. C’est la consécration des quêtes personnelles, qu’elles soient monétaires ou spirituelles, et de l’ego trip. Assez peu de contestation ou de militantisme politique, signe de sagesse, ou d’indifférence.

Aujourd’hui, on peut recenser une soixantaine d’artistes rap au Luxembourg, sans prendre en compte les amateurs modestes qui rappent devant leurs webcams, avec plus ou moins de talent. Rapper au Luxembourg, mais pour quel but au juste ? « Ici un succès, c’est vendre quelques exemplaires d’un album, se retrouver en première partie d’une tête d’affiche internationale à la Rockhall puis finir avec un peu de chance par faire un concert à Wiltz » s’amuse encore Sébastien Vécrin. Reconnaissant la qualité et la diversité de la scène, il insiste néanmoins sur les difficultés d’exportation. Même constat pour Céhashi qui a été cantonné à ses débuts à la dénomination de « mec du Luxembourg », mais il s’en est toujours amusé. Aujourd’hui, il travaille avec des artistes à succès. Il a notamment produit une grande partie de l’album Négritude de Youssoupha, avec lequel il a trouvé une certaine complémentarité. L’album a été certifié disque d’or en France. Il collabore d’ailleurs toujours avec son cousin Taipan qui a su trouver sa place au sein de la scène française actuelle.

« J’ai sorti mon premier disque en 2001, à quatorze ans, fait avec les moyens du bord et vendu à la sauvette. J’étais un ovni car je rappais en luxembourgeois » se souvient T the Boss, encore très actif aujourd’hui. Les années 2000, avec l’arrivée progressive d’internet et les plateformes style Myspace, ont en effet vu apparaître une nouvelle génération de rappeurs (et de beatmakers). Génération désireuse de briser les barrières de l’amateurisme. Godié en est le pur produit. Inlassable ambassadeur du rap made in Luxembourg, malgré lui sans doute. Membre de l’ALS ( avec Lil Star et Trefle 4) et proche de Bossmen (Alino et Nyttman), deux formations qui ont popularisé le rap du Grand-Duché sur le net comme jamais auparavant. Le MC originaire d’Argentine a aussi fondé la Punch Ligue, classée dans le top 50 mondial des ligues de battle rap par Versetracker, référence en ligne en la matière qui en répertorie plus de 600 (dont la BLL, Battle League Lëtzebuerg, autre ligue en langue Luxembourgeoise).

« Le rap Luxembourgeois c’est un éternel gars de treize ans qui stagne » annonce Godié. Selon lui la musique du pays n’est pas encore à maturation. « On peut compter cinquante ou soixante personnes qui rappent, mais par rapport à la France, l’Allemagne, même l’Islande et beaucoup d’autres pays, c’est peu ». La faute sans doute à un public encore trop timide bien que cela tend à évoluer. Instigateur encore du projet LX Game, mini-festival itinérant et ponctuel regroupant la crème des rappeurs de sa génération et celle d’après, la dernière édition a eu lieu en début mars au Mix N’Kawa (MK bar) à Belval et a été un franc succès. L’an dernier il a encore publié un projet avec le producteur Swinx, N-22. Il est le chantre, d’une certaine manière, d’une génération désireuse de briser les frontières.

D’autres au contraire ont décidé de s’ancrer profondément au sein de la culture Luxembourgeoise, ne cherchant pas à tout prix à s’exporter. Le collectif De Läb fondé en 2006 prêche ce retour aux sources dans tous les genres musicaux, initié par Serge Tonnar notamment. Les deux lyricistes de la formation Corbi et David Fluit ont su se démarquer de par leur côté décalé, un rap dit « alternatif » et populaire. Leur dernier album Kale Bauer a obtenu un succès d’estime et un retentissement assez conséquent. Les membres du collectif ont fondé un label, De Läbbel qui a produit l’encourageant premier album de Maka MC. De même avec T the Boss qui a fondé sa structure Foundation. Justement, survivre musicalement au Grand-Duché n’est pas chose aisée. Alors qu’une partie de la scène jazz, rock et électro est soutenue par des structures étatiques comme Music:Lx, seule la Sacem au Luxembourg soutient les sorties de disques. « Le rap est encore considéré comme étant une musique négative. J’ai longtemps attendu avant de passer à la radio » reconnaît encore T the Boss.

Un problème de langue ? Pas selon Céhashi. « Chaque langue a son problème. Si tu rappes en luxembourgeois, forcément ton public est limité au Grand-Duché. Mais même si tu rappes en anglais, tu te retrouves immédiatement en concurrence avec Drake et tous les autres artistes anglophones ». En omettant le facteur de la langue, il est plaisant de noter que le rap du pays se diversifie. Bandana par exemple, propose un gangsta rap cru et violent, décrié voir moqué par certains. Il a le mérite de proposer quelque chose d’atypique, pas forcément pertinent mais quand bien même. Mila encore, est l’une des seules rappeuses à faire sa place dans le genre et ne manque pas d’ambition. À côté, Dorian et Louvar sont les jeunes artistes qui auront sans doute le plus de potentiel et de perspectives dans les années à venir. Ils ont publié récemment deux projets en solo, respectivement Horizons et Zénith, qui sans condescendance, sont étonnamment excellents. Dorian ne se pose pas la question des frontières : « Je ne pense pas que c’est à cause du Luxembourg que... ou grâce au Luxembourg que... Si je le mérite vraiment, alors un jour j’y arriverai ».

Du Canada, Alain Tshinza, qui a tiré un trait sur Hamilius et toute une époque, garde un œil bienveillant sur la scène Luxembourgeoise et a conscience de l’influence de celle-ci sur les plus jeunes. « Je connais beaucoup d’artistes qui « font leur bail en sous-marin » et qui sont plus discrets que d’autres. Personnellement, j’espère que la musique rap continuera à rechercher la lumière plutôt que les ténèbres. La jeunesse nous voit. La jeunesse nous écoute. Par conséquent je prie que nous les artistes nous comprenions la portée et la force de notre musique ». Le trou béant du centre ville est en somme à l’image du rap au Luxembourg, avec un fort passé, présentant la possibilité d’un avenir radieux, mais rien n’est achevé car tout est encore à construire.

Dix titres pour découvrir le rap made in Luxembourg, sous toutes ses formes :

Alpha Toshineza – Tout pour la muzik

Bossmen feat Bolingo – L’enfer c’est les autres (Remix)

De Läb feat Claire – Alles Easis 

Dorian feat Louvar – Légendaire 

Double M – Sessions Mc’s

Godié & Swinx – Dans ma soupe

Hurleurs feat ChiaCherone – Démonstration

Kalo du 78CorbiLebongGospel EmceeGodiéL’individuMickone – Churries

Lil Star – Mon étoile

Maka MC – Ëch

Kévin Kroczek
© 2023 d’Lëtzebuerger Land